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règle d’or de Jésus de Nazareth, the golden rule ! » Cette règle contient, dit-il, « tout l’esprit de la morale de l’utile… Faire aux autres ainsi que vous voudriez qu’il vous fût fait, et aimer votre prochain comme vous-même, constitue l’idéale perfection de la moralité utilitaire. » Aimer les autres, c’est simplement devenir utilitaire pour leur compte comme pour le sien. Ce qu’on aime alors en eux, selon l’école anglaise, n’est-ce pas toujours l’intérêt, n’est-ce pas leur cher moi, qu’on finit par choyer à l’égal de son moi propre ?

A force d’induire et d’étendre au loin sa sympathie pour les peines et les plaisirs des autres, l’Anglais arrive à professer pour l’intérêt même une sorte de culte désintéressé. Il y trouve une vérité, une beauté supérieure, je ne sais quoi de sacré dont il fera volontiers une religion. Voyez plutôt : Bentham et Grote veulent-ils juger la valeur de l’idée religieuse en général, ne croyez pas qu’ils se demanderont si la religion est vraie, belle, bonne en soi. Non, ils dresseront le « catalogue » des dommages qu’elle cause par la croyance à une autre vie, — « souffrances sans profit, privations inutiles, terreurs indéfinies, censure des plaisirs par des scrupules préalables et des remords subséquens, incapacité des facultés intellectuelles pour les choses utiles en cette vie, création d’une classe sacerdotale irrémédiablement opposée aux intérêts de l’humanité, etc. » Puis trouvant, au bout de ce compte en partie double, que les croyances religieuses, quelles qu’elles soient, consomment plus de plaisirs qu’elles n’en capitalisent pour un revenu incertain, ils substitueront à ces spéculations aléatoires la recherche positive de l’utilité privée et publique ; que dis-je ? ils érigeront cette utilité même en une sorte de religion sociale. Fonder une « religion de l’intérêt » qui rendrait de plus en plus inutile toute législation pénale, voilà le rêve d’Owen et de Stuart Mill[1]. Ce culte nouveau, où se confondent l’intérêt et la sympathie, peut s’élever chez les meilleurs esprits de l’Angleterre jusqu’à une philanthropie enthousiaste et même mystique. « Voici un nouveau mystique qui nous arrive, » s’écriait Carlyle, lisant en 1831 quelques articles de Stuart Mill sur la législation ex la politique. Plus tard, lié avec lui d’amitié : — « Vous n’êtes pas encore, lui disait-il, un mystique conscient de son mysticisme. » C’est un mot qu’on peut appliquer à beaucoup d’Anglais qui se croient eux-mêmes très positifs.

Les tendances spontanées du génie britannique, fortifiées par les réflexions de la philosophie traditionnelle en Angleterre, devaient

  1. Voyez aussi le livre d’un disciple anonyme de Malthus et de Stuart Mill, qui, après un grand sucrés en Angleterre, a été traduit dans toutes les langues : Élémens de science sociale, religion physique, sexuelle et naturelle, traduit sur la septième édition anglaise (Baillière, 1869).