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libre abnégation de l’individu, mais à quelque nécessité dont l’individu serait incapable de s’affranchir. On peut en effet, en s’inspirant de M. Spencer, pousser leur doctrine plus loin et plus haut. Dans ses Principes de psychologie, M. Spencer nous fournit les ressorts du mécanisme par lequel les penchans égoïstes et « antisociaux, » répondant à l’intérêt de l’individu, se transformeront peu à peu en penchans sympathiques et sociaux, répondant à l’intérêt du milieu social, c’est-à-dire à la justice. De même que, dans le corps de l’individu, sous les lois de l’action réflexe, un membre ressent le mal fait à un autre membre, de même dans le corps social, qui est le milieu animé où nous nous développons, nous recevons fatalement le contre-coup du tort fait à autrui. Le principe secret de tout sentiment sympathique, selon M. Spencer, c’est le sentiment égoïste correspondant dont il a besoin pour se développer. Voyez comme les gens de bonne santé, après une sérieuse maladie, deviennent plus tendres pour les malades ! C’est qu’ils ont acquis les sentimens égoïstes qui, excités par sympathie, se changent en sentimens impersonnels. Ce qu’on nomme l’amour de la justice n’est peut-être que le résultat fatal d’un mécanisme analogue : le souci intéressé de ma « sphère d’activité personnelle » finit par exciter ma sympathie pour votre sphère semblable d’activité, et c’est là en effet, s’il faut en croire M. Spencer, l’origine psychologique du sentiment du droit. Le développement des sociétés passées et présentes en est à ses yeux la preuve : à l’un des extrêmes de l’histoire, nous voyons que le type de nature qui se soumet le plus facilement à l’esclavage est aussi le plus prêt à jouer, si l’occasion le sert, le rôle de tyran ; dans les sociétés intermédiaires, comme la société anglaise, « la tendance croissante à repousser l’agression s’accompagne d’une tendance décroissante à l’agression de la part de ceux qui sont au pouvoir. » Enfin, à l’autre extrémité, dans la société idéale, la sympathie sera tellement universelle qu’on ne concevra même plus la possibilité d’une action contraire à l’intérêt de tous ; le droit et la justice n’auront plus besoin des codes écrits par la main des hommes : les codes seront contenus dans les têtes humaines.

En attendant, l’égoïsme et la sympathie sont les deux facteurs indispensables du progrès : tantôt l’individu, avec sa concentration sur soi, tantôt la société, avec son mouvement d’expansion, remporte la victoire ; cette oscillation des deux penchans antagonistes, forces attractives et forces répulsives, est le rhythme fondamental dont la formule cachée régit tous les autres phénomènes rhythmiques de nos sociétés, — offre et demande, hausse et baisse des prix, abondance et disette, naissances et morts, révolutions et réactions, guerres et paix, — alternatives sans nombre qui font la