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qui, rendant insupportable la vue de l’égoïsme humain, entraîne l’esprit à chercher partout quelque chose de meilleur qui semble partout lui échapper.

La vraie félicité que tout homme poursuit est plus indépendante de la nature extérieure et même de la vie sociale que ne semblent le croire les philosophes utilitaires : elle a son principe en nous. Le rhythme incessant de la vie, qui entraîne la société entière, est aussi plus intime à l’individu : c’est l’effort sans cesse renouvelé par lequel, nous trouvant toujours au-dessous de nous-mêmes, nous nous élevons toujours plus haut que nous. Si le bonheur a pour condition « l’ajustement de l’être à son milieu extérieur, » une condition bien plus essentielle encore est l’ajustement de l’être à ce milieu intérieur qui est sa propre pensée concevant l’idéale justice ; si toute joie vient de l’harmonie et de l’équilibre, l’harmonie par excellence est celle de l’être avec soi et par cela même avec les autres ; l’équilibre vraiment final est l’union de la volonté avec l’idée la plus haute à laquelle elle aspire. Or cette idée, loin d’être celle de l’intérêt, est au contraire celle du désintéressement absolu. La perfection sociale digne de ce nom serait donc une harmonie non plus fatale, mais volontaire, de l’homme avec l’humanité à venir dont il porte en soi la pensée, et dès à présent avec l’humanité réelle au milieu de laquelle son activité se développe. La distance qui sépare chaque homme et de cette société avenir et des autres hommes présens devant lui, aucune transformation fatale de forces ou d’intérêts ne saurait la lui faire franchir : les moyens iraient contre le but, qui est le désintéressement et la liberté même. La philosophie utilitaire du droit nous laisse en présence de cette idée qu’elle déclare impossible, et que nous ne pouvons cependant ne pas désirer : le bonheur échappe en définitive à ceux qui n’ont voulu poursuivre que le bonheur.

Ainsi reparaît ce passage infranchissable auquel se trouvent amenés tous les systèmes qui cherchent le fondement de l’ordre social non dans le domaine de la liberté, mais dans celui de la nécessité et des formes diverses du déterminisme : force ou intérêt. Si l’homme n’est conduit que par des fatalités de toute sorte, il arrivera toujours un moment où le moi se verra arrêté devant autrui, devant l’humanité entière : c’est l’équivalent, dans l’ordre social et juridique, de cet autre passage qu’on rencontre dans l’ordre métaphysique et que la langue abstraite de la philosophie nomme la transition du moi au non-moi, du personnel à l’impersonnel. Tant que les systèmes ne sont pas venus jusque-là, ils peuvent à la rigueur se soutenir ; nous avons vu la philosophie de la force arriver au bord de cette espèce de vide, et la philosophie de l’intérêt à son tour est devant ce dernier pas : elle n’a pu démontrer que vous et moi nous sommes