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générosité avait un moment épousé la cause polonaise. La France était sortie de la guerre de Crimée sans haine pour la Russie, la colère de l’Angleterre frémissait encore après la chute de Sébastopol, et son épée ne rentra dans le fourreau que lentement et comme à regret. Elle vit avec déplaisir les deux cours des Tuileries et de Saint-Pétersbourg se rapprocher lentement ; l’insurrection polonaise, en ébranlant ces rapports devenus inquiétans, rejeta violemment dans ses bras un allié qu’elle craignait de perdre. Elle arrivait à point pour préserver l’Europe d’une nouvelle entrevue de Tilsitt, peut-être plus féconde en résultats. L’agitation polonaise[1] avait commencé dès 1861, et à ce moment déjà lord Russell prédisait un avenir glorieux à une nation qui, après tant de malheurs, gardait intact le sentiment de la patrie.

Quand le gouvernement russe provoqua l’explosion par ses mesures sur le recrutement, lord John écrivit à lord Napier, l’ambassadeur anglais en Russie : « Aucun raisonnement ne peut donner le droit de changer la conscription en proscription, de condamner des hommes au service militaire parce qu’ils sont soupçonnés de projets révolutionnaires. » (11 février 1863.) M. de Bismarck parut éprouver une grande frayeur en face de l’insurrection polonaise ; après avoir songé un moment à faire occuper le royaume par des troupes allemandes, il aima mieux profiter des circonstances pour contracter une alliance russe indissoluble, et, en même temps qu’il parlait à l’ambassadeur anglais, sir A. Buchanan, de la défaite probable des Russes, il conclut une convention avec la Russie. La France ne se tirait qu’assez difficilement des liens qu’elle avait commencé à nouer avec cette puissance. Lord Russell sentit le besoin d’agir seul, le cabinet français affectant encore de considérer les difficultés polonaises comme tenant simplement à des mesures, d’administration intérieurs, et, désirant peser d’abord sur la Prusse, il résolut de s’en prendre au grand coupable (le mot est de lord Cowley, dépêche du 16 mars 1863).

« La Russie, écrivait-il le 17 mars à lord Bloomfield en rendant compte d’une conversation avec le comte Apponyi, ne peut gouverner la Pologne que de deux manières. L’une était celle de l’empereur Nicolas : la tenir subjuguée et dégradée, détruire sa langue, la contraindre par la force à changer sa religion. Ces moyens répugnent à toutes les notions de justice et de clémence. L’autre était celle d’Alexandre Ier : la protéger contre la haine et la vengeance des Russes en lui donnant la garantie des institutions populaires et d’une administration locale tout à fait distincte de celle de la Russie.

  1. On trouvera le récit détaillé de tout ce qui concerne la question polonaise et la question des duchés dans les remarquables Études de diplomatie contemporaine de M. Julian Klaczko, qui ont paru ici même.