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élévation, ne voyant rien entre le ciel et eux, ces dominateurs se plaisent à se supposer l’objet de l’attention divine, soit qu’en effet ces hommes inspirés, ces maîtres de la terre, grands vassaux du ciel, soient plus immédiatement sous la main de Dieu et se sentent plus près de lui que les autres hommes ! Quoi qu’il en soit, c’est un fait qu’on avait vu Bonaparte, dès ses premiers pas, porté à croire autant pour les autres que pour lui-même à ces avertissemens. »

Si l’on me permet d’ouvrir ici une parenthèse toute littéraire, je ferai remarquer en passant que cette expression étrange employée par Napoléon, « Schwarzenberg a purgé la fatalité, » fournit une explication très curieuse d’une théorie d’Aristote sur laquelle l’ancienne critique a émis des conjectures sans nombre. Corneille en parle dans son Discours de la tragédie. Dès le début de ce discours, il demande ce que signifie la définition de la Poétique d’Aristote, à savoir que la tragédie emploie la terreur et la pitié pour purger les passions de ce genre. Après bien d’autres, il donne son avis sur cette purgation des passions[1], comme il l’appelle, et son explication ne paraît guère plus satisfaisante que celles des précédens commentateurs. La critique du temps de l’empire aimait beaucoup ces sortes de discussions ; Geoffroy s’y donnait carrière avec son âpreté habituelle. C’est au feuilleton du Journal de l’empire bien plus sans doute qu’au Discours de Corneille que l’empereur avait emprunté cette phraséologie bizarre. Or le point curieux en cette affaire, c’est que, là où les lettrés de profession balbutient et s’embrouillent, lui, sans hésiter, intelligence précise et pratique, il donne une explication parfaitement nette. Purger une passion, d’après ces mots de l’empereur, c’est l’éprouver hors de nous, sur un autre, à propos d’un autre. J’ai éprouvé un sentiment de terreur à la représentation des malheurs d’Œdipe, et tout à coup je m’aperçois que cette terreur se rapporte à un objet qui ne me touche point ; la passion est purgée. J’ai eu la crainte d’une menace, d’une fatalité ; soudain je vois que cette menace s’adressait à un autre et qu’elle s’est accomplie en effet, puisque la personne visée a reçu le coup. Me voilà délivré de mes angoisses, la passion est purgée. Assurément les interprètes et commentateurs d’Aristote ne pouvaient compter sur une telle aventure. N’est-il pas étrange que le mot de cette énigme si gênante, comme dit Corneille, et qui aujourd’hui encore embarrasse les hellénistes de l’Académie des Inscriptions, ait été trouvé par Napoléon en des circonstances si dramatiques, le matin de la bataille de Dresde ?

Ainsi à Dresde en 1813, comme au Caire en 1798, Napoléon avait besoin de s’expliquer avec sa fortune et de lui demander compte de

  1. C’est le mot d’Aristote, ἡ τῶν παθημάτων ϰάθαρσις (hê tôn pathêmatôn katharsis). Poétique, chap. VII.