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comme il les a senties, et, sous l’apprêt un peu solennel de son langage, à travers des imitations bien artificielles de Tacite, on ne peut méconnaître chez lui une véritable ingénuité. Voilà pourquoi nous attachons tant de prix à ses renseignemens, sans prétendre le moins du monde que ces notes si curieuses forment dès à présent un jugement d’ensemble sur le génie et les actes de Napoléon. En dehors du dernier jugement, qui n’appartient qu’à Dieu, il y en a un autre, l’avant-dernier, que réclame l’histoire et que la postérité se réserve. Des études comme celle qui nous occupe n’ont d’autre but que de compléter les informations nécessaires à ce tribunal.

Ainsi, laissant de côté le capitaine, l’administrateur, le chef d’état, je me suis attaché surtout à la personne morale de l’empereur ; or, parmi les traits que nous en ont révélés les Mémoires de Ségur, les deux derniers, on vient de le voir, ce sont tour à tour des défaillances momentanées et des reprises d’énergie victorieuse. Il me reste à citer deux exemples de ce genre pour terminer ce tableau, deux exemples singulièrement tragiques et que je n’ai vus nulle part représentés avec autant de force.

C’est le 7 février 1814, au milieu des héroïques efforts de la campagne. Luttant pied à pied contre l’invasion, mais vaincu par le nombre, Napoléon en est réduit à la défense de la Seine. Il vient de faire miner le pont de Nogent et créneler les maisons. Que Schwarzenberg arrive, la résistance est prête. Accablé de fatigues d’esprit et de corps, il veut goûter un répit de quelques instans dans l’oubli que procure le sommeil, mais il est assailli de minute en minute par des nouvelles désastreuses. Des courriers, des officiers, « tout chargés de malheurs, » se succèdent coup sur coup. L’un d’eux, Rumigny, arrivait de Châtillon, où le congrès venait de se réunir. Il dit à l’empereur ce qu’il a pu apprendre des dispositions des plénipotentiaires ; les intentions de lord Aberdeen sont franches et presque conciliatrices, mais Stadion et Humboldt sont hautains, hostiles, Razumowski est sauvage et implacable. L’empereur écoute sans impatience ; il se promenait à pas lents, laissant échapper de temps à autre des réflexions attristées, des plaintes plutôt que des récriminations à propos des défections auxquelles il ne devait pas s’attendre, la défection de Murat, la défection de l’Autriche. On l’entendit prononcer ces mots : « C’est mon mariage qui a fait mon malheur ! Je ne me plains pas de l’impératrice, mais j’ai trop compté sur l’Autriche !.. Mon beau-frère Murat, Metternich, le corps d’armée autrichien qui servait en 1812 sous mes drapeaux, tous m’ont trompé ! » Il rappelait ensuite ses mauvaises chances des derniers jours, ses plans les plus hardis déjoués par des incidens vulgaires, l’hiver même qui le trahit, une terre gelée et ferme qui se change en boue le lendemain. Bref, il reconnaissait que la paix était