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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/16

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REVUE DES DEUX MONDES.

« Il m’embrassa en fondant en larmes ; cependant il n’était pas consolé. — Tu es bon comme un ange, me dit-il ; mais tu es romanesque, et la vie ne va pas comme tu crois. De plus tu es amoureux, et tu t’imagines que Charlotte, si tu l’épouses et si tu en as des enfans, acceptera ton sacrifice ?

« — Charlotte ne sait et ne saura rien.

« — Tu rêves l’impossible. Quand même tu aurais la force de lui cacher toujours un pareil secret, toi-même, quand tu seras père de famille, tu sentiras que tu n’as pas le droit, à moins de vouloir imiter notre père à nous, de les priver de leur état civil et de leur héritage. Tu te diras alors qu’un acte de naissance est toujours un titre imprescriptible, quand même le mari jaloux renie l’enfant né dans le mariage. La loi a raison. Si elle voile et consacre certaines impostures de fait, elle protège le grand nombre des enfans contre le caprice des parens. Elle prend le parti du faible sans défense ; c’est une bonne loi malgré ses inconvéniens. Il faut se soumettre aux lois fondamentales qui régissent la société, et ce n’est pas à moi de me révolter contre celle-là. Je serais un misérable, un spoliateur et quelque chose comme un fripon à mes propres yeux, si je consentais à te dépouiller de ton héritage. Je ne pourrais plus te regarder en face, et, au lieu de bénir tes enfans, je rougirais devant eux. Non, val ce que tu rêves est chimérique. Notre situation est inextricable, si nous essayons d’en sortir sans dommage pour personne. Il faut l’accepter, il faut la subir. Tu sais à présent pourquoi j’en souffre. Laisse-moi souffrir, moi qui sais mieux que toi ce que c’est que le monde. Laisse-moi souffrir seul, je t’en supplie ; j’ai besoin d’être seul. Je m’en vais, mais en t’aimant quand même et en admirant la noblesse et la simplicité de ton caractère. Nous souffrirons tous deux quand tu connaîtras la société, que tu n’as apprise que dans les livres. Notre consolation sera de nous aimer, de nous estimer l’un l’autre et d’adoucir autant que possible à notre mère les chagrins qui l’attendent.

« — Et pour commencer, lui dis-je, tu la quittes dans un moment pareil ! Tu te flattes qu’elle ne devinera pas ce que signifie ton départ subit et farouche ? Elle a beaucoup souffert pour moi, mais elle n’a eu de toi que joie et consolation. Oh ! je t’en supplie, qu’elle ne souffre jamais par toi, qu’elle n’ait jamais à souffrir pour nous deux !

« Il était attendri. — Eh bien ! répondit-il, je te promets de ne pas partir ainsi. Vrai, j’ai besoin de me raisonner encore, je suis faible, moi, je ne suis pas un stoïque comme toi, je ne prends pas mon parti en un moment. Que veux-tu ? je n’ai jamais souffert, ma mère m’a toujours caché ses larmes, je n’ai jamais appris le courage ; mais je l’adore, ma pauvre mère, et je m’arrangerai pour ne pas