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FLAMARANDE.

Je me suis mal conduit, pensais-je, mais enfin tout cela est mon ouvrage. Sans mon caractère méfiant et mes erreurs d’appréciation, tout eût pu tourner autrement et aboutir à un moins bon résultat. En somme, j’ai bien fait de garder la déclaration de M. de Flamarande jusqu’au jour où elle répond pleinement aux besoins de la situation. Cette pièce précieuse, elle était bien à moi, c’était mon œuvre, ma rédaction, mon exigence, la condition de l’enlèvement, la garantie de l’avenir de toute la famille, et j’avais le droit de ne la produire qu’au bon moment ; c’est donc moi qui suis le principal acteur d’un drame douloureux où, en somme, j’apporte l’heureux dénoûment et suis le bienfaiteur de tous.

Cette dernière pensée me fut agréable d’abord, et puis elle me troubla et finit par m’effrayer. L’insomnie est le rêve éveillé, la vision fantastique des choses réelles avec le raisonnement que le sommeil nous ôte ; mais cette vision en se prolongeant s’exagère d’intensité, et l’esprit fatigué en tire des déductions également exagérées. La maladie du soupçon s’était trop enracinée en moi pour disparaître tout d’un coup sans rechute. J’arrivai, je ne saurais dire par quel enchaînement de rêveries, à me dire que je ne m’étais peut-être pas si grossièrement abusé toute ma vie, et que les apparences auraient trompé un plus habile que moi. J’avais dans ma jeunesse débrouillé péniblement avec mon père des affaires véreuses, ou éclairci de mystérieuses intrigues où nous n’avions saisi la vérité qu’après avoir été plus d’une fois dupes des deux parties et de notre propre interprétation. Qui sait si je ne me trouvais pas encore une fois aux prises avec une de ces vérités à peu près insolubles ? Qu’y avait-il d’impossible à ceci par exemple : que M. de Salcède fût plus habile que moi, qu’il eût découvert mon larcin dès le jour où il avait été commis et qu’il en eût averti la comtesse, que par son conseil elle eût écrit à tête reposée la prétendue lettre à Hélène qu’il m’avait montrée et dont il aurait artistement découpé la dernière ligne pour la rajuster au besoin et me rire au nez en cas d’explication ? Dans cette hypothèse, il avait pu m’attendre de pied ferme, me tancer rudement et enfin m’apaiser avec une feinte générosité pour étouffer à jamais ma méfiance.

À tout cela, il n’y avait rien d’impossible, et il était difficile que, puisque ce raisonnement me venait à l’esprit, un raisonnenient analogue ne fût pas déjà entré dans celui de Roger lorsque Salcède lui avait montré la déclaration signée par son père. Salcède m’avait dit : Je l’ai trouvé froid et calme, il est résolu à faire son devoir. Donc Roger estimait avec raison que son devoir était de tout accepter et d’avoir l’air de tout croire ; mais il n’avait pas accueilli les ouvertures de Salcède avec sympathie, et, avec ou sans ma malheureuse intervention, il était pour toujours blessé au cœur par un