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FLAMARANDE.

qu’à l’ordinaire ; cependant rien ne trahissait en lui la douleur d’une déception qu’il avait sans doute prévue et acceptée d’avance, et qu’il subissait avec unedouce et noble résignation. Mme de Montesparre ne pouvait se défendre de l’observer avec une secrète angoisse mêlée d’espoir et de crainte. Roger, toujours gai à la surface, me parut pourtant un peu agité intérieurement. Il avait évidemment senti dans l’air quelque projet qui ne lui souriait pas, quelque décidé qu’il fût à tout accepter. Il voulait sans doute en avoir le cœur net, car il se remit à taquiner la baronne sur ses distractions, lui demandant si c’était qu’elle daignait enfin s’apercevoir de son martyre et si elle songeait à couronner sa flamme. La baronne, au lieu de rire comme de coutume de ses madrigaux, lui répondit avec un peu d’humeur, et Roger, étonné, se tourna tout à coup vers Salcède, qui probablement lui avait légèrement poussé le coude ou le genou. Roger sourit et lui dit tout bas : — C’est différent, mon cher marquis. — Et il cessa ses plaisanteries.

Gaston parla peu, comme il avait coutume de faire quand il n’était pas stimulé par une vive émotion. Il avait toujours son costume villageois et passait dans la maison pour ce qu’il désirait de paraître toujours, l’élève de M. de Salcède et le futur successeur de Michelin. Il gardait donc la réserve qui convenait à son rôle. L’abbé Ferras, à qui l’on n’avait certainement pas reproché ses révélations anticipées à Roger, causa beaucoup avec M. de Salcède des diverses traductions de l’Iliade et de certaines éditions rares d’autres livres classiques. Il semblait que rien ne fût changé autour de lui, et son unique préoccupation me parut être de supplier Roger, au cas où il se déferait de la bibliothèque de Ménouville, de ne pas aliéner certains ouvrages précieux.

— Je vous les donne d’avance, répondit Roger, à moins que Gaston ne les réclame, car nous avons fait un marché bizarre. Il ne veut rien de ce qui est à moi, et moi j’ai juré que tout ce qui est à moi serait à lui.

On parlait librement de Gaston devant les domestiques. C’était pour eux un absent, un inconnu.

Après le dîner, M. de Salcède prit le bras de Roger, et sortit avec lui et Gaston. Madame me prit à part avec la baronne et voulut me consulter sur les lettres d’affaires qu’elle avait reçues dans la journée. Ces lettres étaient plus graves qu’elle ne le pensait. Le comte de Flamarande n’avait pas testé, mais il avait signé à sa maîtresse des billets pour une valeur considérable, et sa succession était diminuée d’un bon tiers. En outre il laissait quelques dettes sérieuses. Le notaire appelait Mme de Flamarande à Paris et l’engageait à se hâter. Je vis tout de suite qu’elle n’avait pas assez apprécié l’ur-

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