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hommage, ils se réunissent dans leurs maisons : le Pater noster, la lecture de l’Écriture, le chant des psaumes, constituent tout le service divin de ces paysans. De sacremens, les molokanes n’en reconnaissent d’aucune sorte. Au jour anniversaire de la dernière cène de Jésus, ils mangent le pain en commun, en souvenir du Sauveur, mais ils ne voient là aucun mystère eucharistique. La vraie communion du corps et du sang du Christ, c’est, selon le molokane, la lecture et la méditation de sa parole.

Les principes du culte des doukhobortses et des molokanes sont faciles à connaître, l’origine et la théologie des deux sectes sont obscures. Ces réformés russes semblent avoir subi l’influence de la réforme de Luther et de Calvin. C’est au XVIe siècle que les buveurs de lait font remonter leurs ancêtres spirituels, et, selon leur tradition, c’est un médecin anglais qui, sous Ivan le Terrible, introduisit dans quelques familles moscovites la lecture et le culte de la Bible. Cette semence, tombée sur les terres d’un propriétaire de Tambof, ne demeura pas stérile ; de l’enseignement du médecin anglais calviniste sortit sur le sol moscovite une doctrine plus radicale que la plupart des confessions alors professées en Europe. Les molokanes sont presque de vrais protestans, des protestans du type le plus hardi, le plus rationnel. Les doukhobortses ont conservé davantage de l’esprit oriental, un esprit à demi mystique, à demi naturaliste. Entre eux et les bogomiles du moyen âge, on peut trouver plusieurs points de ressemblance, et peut-être y a-t-il eu de secrètes infiltrations de l’hérésie bulgare à l’hérésie moscovite. Des deux sectes russes, l’une, celle des buveurs de lait, est plus positive, plus pratique, plus sobre ; l’autre, celle des lutteurs de l’esprit, est moins dégagée des influences gnostiques ou des aspirations ascétiques. Chez de telles sectes de paysans souvent illettrés, il ne peut du reste y avoir de théologie bien compliquée ni bien arrêtée[1].

Tandis qu’ainsi que les protestans le molokane prétend fonder toute la religion sur la Bible, les doukhobortses n’accordent aux saints livres qu’un rôle secondaire. L’homme, disent-ils, est

  1. Une anecdote montre à quel point les doctrines de semblables hérésies peuvent longtemps rester indécises. Un professeur de l’académie ecclésiastique de Kief, du nom de Novitski, ayant imaginé d’exposer dans une brochure les doctrines des doukhobortses, dont lui-même n’avait comme tout le monde qu’une vague connaissance, eut la surprise de recevoir les remercimens des sectaires. Le livre du critique orthodoxe fut acheté par les hérétiques comme pour leur tenir lieu de catéchisme ou de règle de foi, si bien que le prix de cet opuscule de quelques pages s’éleva jusqu’au-dessus de 50 roubles, et que le malheureux auteur en devint quelque peu suspect. Plus récemment on a publié à Genève, au nom des molokanes, une profession de foi qui montre une sérieuse connaissance des Écritures et de consciencieuses habitudes de discussion.