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ennemis de la grandeur russe. Avec ses millions d’adeptes, dont le nombre semble d’autant plus effrayant qu’il est indéterminé, avec ses ramifications occultes et ses secrètes affiliations d’un bout de l’empire à l’autre, le raskol devait paraître un terrain trop favorable à la révolution pour ne point attirer l’attention des révolutionnaires et des ennemis politiques ou sociaux du gouvernement des tsars. En quel pays trouver une force mieux préparée, une opposition plus facile à organiser que ces églises populaires confinées dans les classes inférieures ou les classes ignorantes de la société, et en même temps détenant dans leurs mains une partie notable des capitaux de la Russie, hostiles par éducation à l’ordre de choses établi et comptant de nombreux adeptes parmi les populations et les milices les plus guerrières de l’empire ? N’était-ce pas là le côté faible, le point vulnérable du colosse russe ? Il semblait qu’il n’y eût qu’à rapprocher ces matériaux épars, à les lier ensemble et à leur donner une impulsion unique pour ébranler jusqu’en sa base le grand empire du nord.

L’épreuve a été tentée. Il vint aux vieux-croyans des avances de deux côtés différens, avances directes de la part des émigrés, des révolutionnaires russes, avances indirectes et détournées de la part des émigrés, des révolutionnaires polonais. Les premiers rêvèrent d’unir dans un dessein commun la jeune Russie et la vieille Moscovie, la révolution athée et les conservateurs religieux ; les seconds songèrent à l’alliance de deux choses non moins opposées, de l’intérêt latin et polonais et du vieil esprit moscovite, schismatique des vieux-croyans. Pour gagner les raskolniks, les émigrés russes fondèrent à Londres une feuille spécialement destinée à la défense des intérêts du schisme ; ils lui prêtèrent leurs presses, ils lui envoyèrent des émissaires, mais toute tentative d’action commune échoua devant l’opposition des principes. De cet essai infructueux, il n’est resté que la publication de quelques-uns des plus importans documens que nous possédions sur le raskol[1]. Des Polonais eurent des vues plus vastes encore. Le point d’appui à l’intérieur de la Russie, que la plupart de leurs compatriotes cherchaient en vain aux frontières de l’empire, dans l’Ukraine et la Petite-Russie, quelques émigrés crurent le trouver au cœur même de l’ennemi, chez les vieux-croyans. Il s’ourdit une vaste intrigue, depuis dévoilée dans les feuilles russes par l’homme qui y prit la principale part. Un Polonais, alors au service de la Porte-Ottomane, conçut l’idée hardie de donner aux vieux-croyans un centre religieux en dehors de la Russie pour mettre la direction du schisme au service des ennemis du tsar.

  1. Le Sbornik pravitelstvennykh svédénii o raskolnikakh, en 4 volumes, et le Sobranie pravitélstvennykh postanovlénii o rask., l’un et l’autre publiés à Londres par l’imprimerie russe de Herzen, à l’aide de papiers dérobés aux chancelleries russes.