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« Alors le pauvre cosaque fume sa pipe, et, s’accompagnant sur la landoura, chante d’une voix plaintive : « Hélas ! mes frères, jeunes compagnons, cosaques zaporogues, où êtes-vous, qu’êtes-vous devenus ? Reviendrez-vous jamais à notre mère la setcha ? De vos épieux frapperez-vous le Polonais scélérat ? De vos cravaches chasserez-vous, en troupeaux de captifs, les Tatars infidèles ?

« Ah ! si Dieu me donnait la force de remuer mes vieilles jambes et de courir sur vos traces, jusqu’à mon dernier soupir je vous jouerais les airs joyeux. Si seulement ma fidèle bandoura savait qu’une main chrétienne m’ensevelira ! ..

« Je n’ai plus la force de me traîner dans la steppe. Bientôt vont arriver les loups au pelage gris : de mon cheval ils feront leur repas, et de moi, pauvre vieux, leur collation.

« O ma kobza, ma fidèle amie, ma bandoura si bien ornée de peintures, que vas-tu devenir ? Vais-je te brûler et disperser ta cendre au vent ou te placer au sommet de ce kourgane ? Qu’ils soufflent à travers la steppe, les vents rebelles ; qu’ils fassent vibrer tes cordes, qu’ils en tirent des sons tristes et plaintifs ! Peut-être que les cosaques qui chevaucheront par là se hâteront d’accourir : peut-être ton gémissement frappera leur oreille et les ramènera à ce kourgane. »


Un héros vraiment historique, le cosaque Paleï, l’allié de Pierre le Grand contre Mazeppa, est représenté dans une douma contemporaine, charmant avec sa bandoura l’ennui de son exil, errant dans la vallée et s’asseyant sur un tertre pour chanter des airs sur ce motif : « Triste est la vie de ce monde ! » A l’exposition archéologique de Kief on montrait naguère une bandoura qui, suivant la tradition, aurait appartenu à Mazeppa. M. Koulich parle d’une estampe très populaire où est représenté le parfait cosaque tel qu’aimait à se le figurer l’imagination des masses : il est assis les jambes croisées, la kobza sur ses genoux ; près de lui dans la forêt son cheval paît le gazon, et à un arbre on voit un Juif ou un Polonais pendu par les pieds. Mais enfin le temps des héros-kobzars est passé, et il est bien certain qu’aujourd’hui ce sont les chanteurs aveugles, comme Ostap Vérésaï, qui ont recueilli tout l’héritage poétique de la Petite-Russie.

La poésie populaire en Ukraine, comme ailleurs, a reconquis le respect des classes éclairées. Cendrillon a quitté le pauvre foyer du paysan pour venir s’asseoir parmi les puissans du monde et les princes de la science. A Kief, on semble avoir pris pour devise ce mot de M. Koulich : « aimer la chanson qui court le monde comme une orpheline, la sauver de l’oubli, c’est vraiment recueillir une âme, un esprit qui sans notre sollicitude eût été anéanti. » La section petite-russienne de la Société de géographie, parmi les