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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/82

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la nature extérieure, qu’ils considèrent comme également maudites de Dieu, certains stranniki n’admettent pour le baptême que l’eau de la pluie du ciel ou l’eau des marais écartés, sous prétexte que les rivières sont souillées par les adhérens de l’antechrist. Chacun de ces pèlerins, homme ou femme, a son écuelle et sa cuiller de bois comme son image de métal ; ils ne prient ni ne mangent avec les profanes, pas même avec les hébergeurs qui leur donnent asile. Ils n’ont ni église ni chapelle, mais célèbrent leurs offices dans des retraites secrètes, ou le plus souvent dans les forêts autour d’images qu’ils suspendent aux arbres. Aux hébergeurs on permet, à cause de leur faiblesse, de remettre leur entrée dans la vie parfaite, comme aux premiers siècles les prosélytes de la foi chrétienne retardaient souvent le baptême jusqu’à leurs derniers jours. Les donneurs d’asile n’ont du reste qu’un sursis, avant de quitter cette terre ils doivent faire acte de vrais chrétiens, abandonner tout lien temporel, abandonner maisons, femmes et enfans. Pris de maladies graves et sentant les approches de la mort, ils se font porter dans les forêts ou les landes écartées, ou au moins dans une demeure étrangère pour y recevoir le baptême et expirer en pèlerin, en errant. Pendant leur vie mondaine, les hébergeurs ont souvent dans leurs izbas des retraites secrètes où les errans se retirent à leur gré. Les deux classes d’adeptes se reconnaissent à certaines formules, à certains signes ; parfois l’hébergeur loge le pèlerin sans l’interroger, sans lui parler, parfois presque sans le voir. Grâce à cette complicité, les apôtres de la vie errante et les prophètes de la fuite peuvent parcourir d’immenses espaces, prêchant sur leur passage l’isolement et la séparation du monde.

Le règne de l’empereur Nicolas a été l’époque la plus florissante de l’errantisme, les poursuites n’en faisaient qu’accroître la force. Pour recrues, les stranniki pouvaient compter sur les serfs fugitifs, sur les condamnés échappés de Sibérie, sur les soldats déserteurs, alors que le service militaire durant plus de vingt ans équivalait à une mort civile. La secte se propageait dans les régimens et dans les prisons ; elle trouvait des néophytes et des apôtres assurés dans cette nombreuse classe de brodiagy, de vagabonds sans passeport si sévèrement pourchassés par la police russe. Dans cette branche extrême, poussant la haine de l’état et de la société jusqu’à l’érection du vagabondage en devoir religieux et en idéal de sainteté, le raskol se montrait particulièrement comme l’expression des résistances populaires aux vexations de l’état social, au long service militaire, à la bureaucratie allemande, au servage. Dans certains gouvernemens du nord-est, on arrêtait chaque année des centaines d’errans. Alors s’établissaient entre eux et les