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des bandes d’oiseaux de passage, devaient arriver les tchoumaks, les fils de la setcha prenaient soin d’établir des ponts de bois sur les rivières, de disposer des détachemens armés aux points les plus menacés par les brigands ; parfois ils continuaient leur protection aux voyageurs jusque sur les terres du khan de Crimée qui ne songeait point à s’en plaindre, puisque du commerce avec les Russies découlait une partie de ses revenus. Le service des Zaporogues d’ailleurs n’était point gratuit, pas plus qu’autrefois celui des princes. Ils percevaient un droit fixe de 8 ou 10 roubles pour l’escorte et de tant de kopecks par chariot au passage des ponts. Ce droit servait à alimenter la caisse de « l’armée zaporogue. » Ces tchoumaks, si fameux dans les trois derniers siècles, subsistent encore aujourd’hui ; on les retrouve partout, assure M. Routchenko, où retentit le dialecte petit-russien. Leur métier est devenu moins pénible : grâce à la gendarmerie russe, plus de haïdamaks, plus de kamychniki tapis dans les roseaux (kamych) des fleuves ; les Nogaïs et les Tatars ne sont plus les maîtres absolus de la steppe ; on arrive en chemin de fer à Odessa, à Sébastopol, à Azof, à Taganrog ; on fait le tour des ports de la Crimée, Eupatoria, Féodosie, Kertch, en bateau à vapeur ; mais en même temps qu’il devient plus facile, leur métier commence à perdre sa raison d’être. Avec leurs lents convois de charrettes, pourront-ils soutenir la concurrence des railways et des paquebots ? En 1871 encore, les journaux de la Nouvelle-Russie entretenaient leurs lecteurs d’un fait bien curieux : il s’agissait d’un vieux tchoumak qui, à force de revendre 12 roubles à Kief le cent de poissons acheté 2 roubles à Azof, avait fini par amasser une fortune considérable. Il possédait 560,000 roubles, environ 2 millions de notre monnaie. Il assurait au correspondant de la Gazette de Kharkof que, s’il n’eût été le serf d’un avide seigneur, il eût pu acquérir plus du double ; mais ce tchoumak était alors un vieillard de soixante-deux ans ; c’est d’un autre temps qu’il faisait l’histoire : les jeunes gens qui essaieront de continuer ce commerce ruiné n’y amasseront certainement pas 4 millions. Dans la Petite-Russie comme ailleurs, les types curieux du passé s’en vont tous les jours ; il n’y a plus de vrais cosaques, pas plus que de haidamaks. Nous avons peut-être entendu le dernier kobzar ; M. Routchenko trace en ces termes le portrait des derniers tchoumaks :


« Ce continuel vagabondage sur les grandes routes, cette existence moitié sédentaire et moitié nomade a imprimé sur le visage du tchoumak un cachet tout particulier. L’isolement, les alarmes de cette vie errante, ont contribué à lui donner une certaine rudesse de caractère avec une nuance de mélancolie. Le tchoumak est généralement silencieux, sombre : il considère la vie avec un secret mépris ; toute son