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et de la riposte abat son ennemi. Les brigands, voyant tomber leur chef, se replongent dans le fourré et disparaissent. D’autres fois la bande tout entière, dont le nombre sacramentel est toujours de quarante-quatre, est sacrifiée à la juste fureur des tchoumaks, qui entonnent le chant de victoire : « Sois fière, ô ville, ville de Poltava, de ce que notre gloire n’a pas péri ! Ils étaient quarante-quatre, ils n’ont pu venir à bout de nous dix. »

Quand on s’éloigne du Dnieper, on s’engage dans les steppes arides du gouvernement de Tauride. Aux haïdamaks succèdent les Nogaïs, bien autrement nombreux et redoutables. Contre leur impétueuse cavalerie, on forme à la hâte le tabor et l’on se défend de son mieux. Souvent, mais beaucoup plus rarement dans la réalité que dans la chanson, l’affaire tourne mal pour le musulman. On le poursuit, on le fait prisonnier. Alors son sort n’est pas long à régler : comme on n’attendait de lui aucune pitié, il n’en peut espérer aucune. On lui enfonce trois piques dans le corps et l’on dresse cette potence improvisée au sommet d’un kourgane ; pendant que la bête de proie est clouée là-haut comme une chouette malfaisante, éclate le chœur triomphant des tchoumaks, vengés enfin de tant d’insultes : « Contemple, ô musulman, contemple notre liberté. Ah ! notre chère liberté : elle fleurit comme le rouge pavot, tandis que ta tête musulmane ruisselle de ton sang. »

On arrive en Crimée. Là du moins on est protégé par le iarlik, les lettres patentes du khan ; mais qui peut s’en reposer sur la perfide inconstance des Tatars ? Qui sait si quelque ordre nouveau n’est pas arrivé de Constantinople, si quelque incursion des Zaporogues n’a pas allumé en eux la soif de la vengeance ? C’est à l’homme sage de tout prévoir. Les premières bandes de tchoumaks ont été averties à temps par les marchands allemands que quelque chose se prépare : ceux-là se sont hâtés de faire leur provision de sel et de regagner les bords du Dnieper. C’est sur les dernières bandes que crèvera l’orage, orage irrésistible ; contre les Tatars de Crimée, que peuvent les retranchemens de charrettes, la bravoure de l’ataman Gavrilenko ? « Hélas ! de Pérékop à la rivière Salgir, là-bas gisent les cadavres des tchoumaks ; ils sont couchés par trois, par quatre ; leurs vêtemens sont trempés de leur sang. — Sur la rivière Salgir, le canon a retenti : de plus d’un tchoumak pleureront le père et la mère. — Sur la rivière Salgir, les mousquets se sont fait entendre : de plus d’un tchoumak resteront orphelins les petits enfans. — Sur la rivière Salgir bruissent les guérets maudits : plus d’un tchoumak sera vainement attendu par une cosaque aux noirs sourcils. »

Et même sans les attaques de leurs ennemis, de nos jours encore, à combien de hasards ne sont pas exposés les aventureux commerçans ! Quand l’herbe manque, quand les sources sont taries, les