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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/851

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LE MAJOR FRANS

mais assez singulière par sa façon de vivre et de penser. Orthodoxe et très conservateur lui-même, il attribuait ces singularités à ce qu’elle avait toujours été imbue des idées du xviiie siècle ; elle admirait beaucoup Rousseau, et même elle avait dans sa chambre une statuette de Voltaire. Ne s’était-elle pas fait peindre tenant à la main un volume de la correspondance de ce dernier, quand même elle savait bien que ce détail n’aurait rien de très édifiant pour le futur possesseur du tableau ! Mais elle aimait à me taquiner, ajouta-t-il avec un demi-sourire, et je la laissais aller son train, elle avait d’ailleurs beaucoup de bon. — Et beaucoup de biens, ajoutai-je à part moi, dont la gestion, qui rapportait certainement une somme rondelette au notaire, se conciliait aisément avec des sentimens de grande tolérance.

— Je dois vous dire encore, continua le notaire, qu’elle allait très rarement à l’église ; encore était-ce à l’église française[1], bien qu’elle n’appartînt pas à la communauté. Elle consacrait chaque année de grandes sommes à toute sorte d’établissemens de bienfaisance ou d’industrie ; toutefois elle ne donnait pas un sou pour les missions et les écoles chrétiennes[2]. Quand je tâchais de l’amener sous ce rapport à d’autres sentimens, elle me disait qu’elle ne voulait pas contribuer à la multiplication des tartuffes. Vous comprenez, monsieur, qu’en ma qualité je ne pouvais plus que me taire. Du reste elle était fort économe pour elle-même. Elle habitait une maisonnette près de la ville, tandis qu’elle louait sa belle maison sise dans la ville même, et la superbe campagne qu’elle possédait en Gueldre. Elle n’avait qu’un domestique, une vieille femme de chambre et une cuisinière. Le jardinier qui avait pris à bail le potager attenant à la maison lui fournissait les légumes et devait prendre soin du jardin et des fleurs. Elle louait une voiture au mois et s’en servait rarement. Elle sortait peu et ne recevait d’autre visite que celle du docteur D…, son vieil ami, qui devait la voir tous les jours, et qui deux fois par semaine venait avec sa sœur, non mariée, faire avec elle une partie d’hombre. Une fois par mois, elle m’invitait à dîner avec ma femme et ma fille, le docteur "et sa sœur en étaient aussi, et je ne me rappelle pas y avoir jamais rencontré d’autres personnes, si ce n’est le peintre à qui, sur ses vieux jours, elle commanda le portrait qu’elle m’a légué. C’était un jeune homme à belles moustaches, que je soupçonne de lui avoir

  1. Ou wallonne ; on attribuait souvent dans les cercles orthodoxes hollandais un caractère plus léger, moins sévère, à la prédication en langue française qu’aux sermons prononcés dans les églises néerlandaises proprement dites.
  2. Ou confessionnelles, érigées par le parti orthodoxe à côté de celles de l’état, où tout enseignement dogmatique est interdit par la loi.