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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/866

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REVUE DES DEUX MONDES.

d’un ton joyeux : — Léopold, c’est pour vous récompenser de ce que vous ne vous êtes pas vengé.

— Et comment aurais-je pu me venger ?

— Vous n’avez pas ri.

— Mais, Frances, j’avais peur.

Nous discutâmes encore quelque temps sur le chapitre des convenances féminines et mondaines, elle réclamant le droit, non de réformer des abus ou des préjugés enracinés, mais de vivre absolument à sa guise et sans se soucier de l’opinion, moi prétendant que la réserve et la douceur convenaient mieux à une femme, à tous les points de vue, que des airs de matamore. J’appris en même temps que je ne trouverais pas le général seul dans le château, et qu’il avait un compagnon d’ermitage, le capitaine Rolf, vieil officier retraité, soldat de fortune sans éducation, mais de bon cœur, et dont le baron ne savait plus se passer. Devenu avec l’âge gourmand et friand, très capable de suppléer la cuisinière, il péchait, élevait la volaille et discutait chaque matin avec le général la question fort importante à leurs yeux : — Que mangerons-nous aujourd’hui ?

Nous en étions là de notre causerie, quand tout à coup Frances s’écria en me le montrant du doigt : — Voici le château de Werve !

IV.

Le château présentait toutes les marques d’une ancienne opulence et d’une décadence datant déjà de loin. On y arrivait par un pont-levis, depuis longtemps immuable, menant droit à une grande porte moisie dont les battans tenaient à peine sur leurs gonds rouilles. Reconstruit dans le style riche, solennel, un peu maniéré du temps du stathouder Guillaume III, l’édifice se composait d’une grande partie centrale se dessinant en rotonde, relativement mieux entretenue que le reste, et de deux ailes se prolongeant en arrière, qui semblaient inhabitées et même inhabitables. Les carreaux des fenêtres étaient brisés pour la plupart, quelques-uns remplacés seulement par du papier gris. Des vases ébréchés dans lesquels végétaient des aloès étaient censés orner le large perron qui montait vers la porte d’entrée. Le capitaine Rolf s’avançait vers nous. Jaquette et pantalon bleus, gilet boutonné jusqu’au menton, col noir qui semblait faire partie de sa peau, tout, sans parler de l’ordre de Willem et de la croix de métal dont il portait les insignes, ni même du bonnet de police posé assez crânement sur l’oreille, dénotait en lui le vieux militaire. Il devait avoir dépassé la cinquantaine, mais ses cheveux étaient encore bruns, et la raideur de sa longue moustache pointue dénonçait un usage immodéré de cosmétique. Il avait le teint rouge, les yeux bruns et durs, les traits