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nominale des princes d’Orient ; le nommer empereur, c’était rejeter hautement cette suzeraineté. — Observons les divers récits que les contemporains nous ont tracés de cet événement ; nous y trouverons toujours la preuve que l’acte de Léon III était dirigé contre Constantinople. Il y a même un détail qui se trouve dans tous ces récits, et qui est remarquable. Pour justifier le couronnement de Charlemagne, on crut devoir alléguer que le trône impérial, n’étant alors occupé que par une femme, l’impératrice Irène, pouvait être considéré comme vacant. Presque tous les annalistes expriment cette pensée. Voici ce que dit celui de Lorsch : « Comme dans le pays des Grecs il n’y avait plus d’empereur, mais seulement une impératrice, il parut convenable au pape et aux évêques de nommer empereur le roi Charles. » Nous lisons de même dans la chronique de Moissac : « Comme le roi Charles était à Rome, des députés vinrent dire que chez les Grecs le titre d’empereur n’était plus porté par personne ; en conséquence le pape et les évêques résolurent de nommer empereur le roi Charles. » Un autre chroniqueur s’exprime ainsi : « La puissance impériale, depuis Constantin, avait été transportée chez les Grecs ; mais, comme il arriva qu’à défaut d’homme c’était une femme qui tenait le gouvernement, les évêques décidèrent que l’empire serait donné au chef des Francs. »

Il semblerait donc, et telle est au moins la pensée des annalistes, que Léon III n’aurait pas osé couronner Charlemagne, s’il y avait eu à ce moment un empereur à Constantinople. Cet événement apparaît aux esprits modernes comme une résurrection du vieil empire ; ce n’est pas ainsi qu’il s’est présenté aux yeux des contemporains. Qu’on lise tous les récits qui en ont été faits, on n’y trouvera jamais que l’empire autrefois supprimé ait été rétabli ; ni cette expression ni aucune qui lui ressemble ne se rencontre chez les chroniqueurs ; le pape, l’empereur, dans leurs lettres, ne se vantent jamais d’avoir restauré l’empire ; Alcuin ni Eginhard ne disent rien de semblable. L’empire n’avait pas cessé d’être, les Romains le savaient mieux que personne ; il était seulement ramené d’Orient en Occident. Aussi l’acte hardi de Léon III est-il toujours représenté comme une victoire sur Constantinople. « Les Romains, dit Sigebert de Gembloux, s’étaient depuis longtemps détachés de cœur de l’empereur constantinopolitain ; ils prirent pour prétexte que c’était une femme qui régnait sur eux, et ils se décidèrent à nommer empereur le roi Charles. » Orderic Vital exprime plus tard le même sentiment : « Les Romains rejetèrent de leur cou le joug de l’empereur qui était à Constantinople et’ élevèrent Charles à l’empire. » Enfin un écrivain grec de cette époque, racontant la scène du couronnement, termine son récit par cette seule réflexion : « Ainsi fut brisé le lien qui avait longtemps uni Rome à Constantinople. » Ce que les