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LE PREMIER AMOUR D’EUGÈNE PICKERING.

je ne lui parlerais de ma vie. Il se leva aussitôt, se campa droit devant moi, et frappant le sol avec sa canne, il répliqua :

— À la bonne heure ! Je cherchais une occasion pour résister, pour franchir un obstacle. L’occasion se présente, — je reste !

Je lui adressai un salut railleur pour le féliciter de son énergie.

— Voilà qui est décidé, dis-je, et maintenant, pour te mettre en humeur de déguster le thé de Mme Blumenthal, allons entendre jouer du Schubert sous les tilleuls.

Le lendemain, je rendis visite à Eugène, et en frappant à sa porte je fus surpris d’entendre parler très haut dans sa chambre, car je le croyais seul. Après avoir frappé de nouveau, je me décidai à entrer. Je trouvai mon ami, un livre à la main, se promenant à grands pas et déclamant des vers. Il me fit un accueil cordial, jeta le volume sur la table et m’annonça qu’il prenait une leçon d’allemand.

— Et quel est ton professeur ? demandai-je.

Il évita mon regard et répondit en hésitant un peu : — Mme Blumenthal.

— Vraiment ! aurait-elle rédigé une grammaire ?

— Ce n’est pas une grammaire ; c’est une tragédie, — et il me tendit le livre.

Je l’ouvris et je vis qu’il contenait, imprimé en caractères très fins, avec de grandes marges, un trauerspiel en cinq actes intitulé Cléopatre. Il y avait beaucoup d’additions et de corrections manuscrites. Les tirades étaient fort longues, et l’héroïne surtout avait à débiter une quantité formidable de monologues.

— Cela me semble assez passionné, dis-je. Ce drame a-t-il été représenté ?

Mme Blumenthal l’a fait jouer chez elle à Berlin, — elle remplissait elle-même le rôle de Cléopatre.

L’expérience n’avait pas encore développé chez Pickering le sentiment du ridicule ; mais le sérieux avec lequel il me donna ce renseignement suffit pour me prouver qu’il était sous le charme. Il paraissait préoccupé et répondit d’un air distrait à mes remarques sur la chaleur, la cherté des hôtels, l’arrivée de la Patti, etc. Enfin il dévoila le fond de sa pensée en me déclarant que Mme Blumenthal était une femme extraordinairement intéressante. Il se rappela que j’avais parlé d’elle en termes assez peu respectueux et m’annonça qu’il tenait à me faire changer d’opinion. En voyant combien les échos du passé se perdaient pour lui dans la musique intérieure qu’il entendait pour la première fois, je me dis qu’il avait fallu une main ferme pour tenir en ordre un mécanisme aussi délicat que l’organisation impressionnable d’Eugène Pickering.

Les Hombourgeois ont l’excellente coutume de passer l’heure qui précède le dîner à écouter l’orchestre installé dans le Kurgarten ;