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LE PREMIER AMOUR D’EUGÈNE PICKERING.

Le lendemain matin, je reçus ce billet :

« Mon cher ami, j’ai tout espoir d’être heureux. Je pars pour Wiesbaden, où j’apprendrai mon sort. Mme  Blumenthal compte passer quelques jours dans cette ville, et elle me permet de l’accompagner. Je crois que tu peux me féliciter d’avance. Tu seras le premier à apprendre l’heureuse nouvelle. » « E. P. »

Deux jours plus tard, en m’asseyant à la table de l’hôtel, je trouvai sur mon assiette une lettre portant le timbre de Wiesbaden ; elle ne contenait que ces mots :

« Je suis heureux ; mon offre est acceptée depuis une heure. Juge de ma joie ! Je puis à peine croire que je suis ton vieux E. P. »

Pendant huit jours, je demeurai sans nouvelles de Pickering, dont le silence finit par m’inquiéter. Je lui écrivis. La réponse n’arrivant pas, je me rendis à son hôtel, où j’appris qu’on venait de lui envoyer ses bagages à Cologne. Un télégramme que j’adressai à mon ami m’en valut un autre, où il me priait simplement de le rejoindre. Quelques heures après, j’étais à Cologne. Je trouvai Pickering installé dans l’hôtel le plus triste de la ville, dans un grand salon à tentures grises qui semblait avoir absorbé l’ennui exhalé par dix générations de voyageurs. Il était pâle et défait ; son visage avait vieilli de cinq ans : mais au moins il pouvait se vanter d’avoir trempé ses lèvres dans la coupe de la vie, et j’étais désireux d’apprendre ce qui la lui rendait si amère ; cependant je lui épargnai toute curiosité importune, me bornant à lui témoigner ma sympathie par une chaleureuse poignée de main. Nous essayâmes en vain de parler de Cologne, dont la pluie gâtait pour le moment l’aspect pittoresque. Eugène ne tarda pas à se lever pour se promener de long en large.

— Ah ! s’écria-t-il, j’ai voulu savoir, et me voilà certes plus avancé que je ne l’étais il y a un mois.

Alors il me raconta avec assez de calme, comme s’il souffrait déjà moins de sa blessure, l’histoire des jours précédons, que je me contente de résumer.

Après s’être vu accepter un soir aussi clairement qu’il pouvait le souhaiter, il passa le reste de la nuit à confier le secret de son bonheur aux étoiles. Le lendemain matin, il se présenta chez Mme  Blumenthal, qui refusa tout simplement de le recevoir. Il se promena pendant une heure ou deux et revint. Le domestique lui remit alors un billet qui ne contenait que ces mots : « Laissez-moi seule aujourd’hui. Je vous donnerai dix minutes demain soir. » Les trente-six heures d’attente parurent autant de siècles à Pickering,