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et ce qu’elle demande par-dessus tout à son gouvernement, c’est de n’avoir pas de nerfs. Dans la question du canal, le gouvernement a fait son devoir, il est demeuré calme, et personne n’a pu le soupçonner d’avoir des nerfs.

De divers côtés, des charges fort injustes ont été portées contre lui, On lui a reproché d’avoir manqué de vigilance ou de savoir-faire ; les uns l’ont accusé de n’avoir rien su, les autres d’avoir tout su et de n’avoir rien empêché. Les documens publiés dans le livre jaune ont fait justice de ces accusations. Le gouvernement français savait comme tout le monde que le vice-roi d’Égypte, fort embarrassé dans ses affaires, fort en peine de faire face à de prochaines échéances et obligé de se procurer à tout prix de l’argent, avait imaginé de battre monnaie en vendant toutes ses actions de Suez. Il ne demandait pas mieux que de les vendre sur le marché français ; mais les conditions qu’on prétendait lui imposer lui ont paru trop dures. On assure aussi que les gens qui les lui imposaient lui revenaient peu, et comme l’écrivait un jour un illustre historien, « les choses n’ont pas de visage, les personnes au contraire en ont un qui souvent réveille des impressions pénibles ou des rancunes implacables. » L’Angleterre s’est présentée, elle a offert à Ismaïl-Pacha ses bons offices et quatre millions de livres sterling, et sur la foi de sa bonne mine il a passé contrat avec elle.

Était-il au pouvoir du gouvernement français de s’opposer à cette transaction ? Et quand il l’aurait pu, devait-il l’essayer ? Les Anglais font à eux seuls les quatre cinquièmes du trafic du canal ; le percement de l’isthme les a rapprochés de 3,000 lieues de leurs possessions orientales, c’est par l’Égypte qu’ils communiquent avec les 200 millions de sujets qu’ils ont conquis dans les Indes. S’assurer que cette route restera toujours libre, qu’aucune puissance rivale ne s’établira fortement sur un point quelconque du parcours, c’est pour l’Angleterre plus qu’une question d’intérêt, c’est une question d’existence. Le 20 novembre, le chargé d’affaires français à Londres, M. Gavard, ayant touché un mot à lord Derby du projet qu’on attribuait au khédive de vendre ses actions à la Société générale : « Je ne vous cache pas, lui avait répondu le ministre anglais, que j’y verrais de sérieux inconvéniens. Vous savez quelle est mon opinion sur la compagnie française. Elle a couru les risques de l’entreprise, tout l’honneur lui en revient, et je ne désire contester aucun de ses titres à la reconnaissance de tous ; mais reconnaissez que nous sommes les plus intéressés dans le canal, puisque nous en usons plus que tous les autres pavillons réunis. Le maintien de ce passage est devenu pour nous une question capitale… En tout cas, nous ferons notre possible pour ne pas laisser monopoliser dans des mains étrangères une affaire dont dépendent nos premiers intérêts. » Quelques jours plus tard, M. d’Harcourt l’ayant interrogé sur les motifs qui avaient