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modeste. S’adressant à la Société des travailleurs conservateurs d’Edimbourg : « Dans notre diplomatie, leur a-t-il dit, il n’y aura ni mystères ni réserves. Vous pouvez avoir lu dans les journaux que l’achat de quelques actions du canal de Suez a fait grand bruit au dehors comme au dedans. J’estime que nous avons pris là une sage mesure ; mais elle ne serait ni sage ni honnête, si elle avait autorisé quelqu’une des explications qu’on en a données. Il est à peine nécessaire de répudier toutes les idées du genre de celles qu’on nous a attribuées, à savoir un désir de protectorat sur l’Égypte, un changement intéressé de la politique anglaise dans la question d’Orient, ni une idée quelconque de prendre part à une curée générale en nous adjugeant ce qui ne nous appartient pas. Nous avons jugé essentiel qu’une voie de trafic sur laquelle les intérêts engagés sont nôtres pour plus des trois quarts ne restât pas entièrement entre les mains d’actionnaires étrangers ou d’une compagnie étrangère… Il n’y a aucun plan profondément médité dans cette affaire. » En vain lord Derby semblait s’écrier avec Mithridate : « Brûlons ce Capitole où je suis attendu ! » L’Angleterre n’a pas pris au sérieux sa modestie ; elle a pensé que, parmi les 5,000 auditeurs rassemblés dans le Corn-Exchange, il y avait l’Europe qui écoutait d’une oreille attentive, que c’était à l’Europe qu’avait parlé lord Derby, qu’il avait voulu à la fois la rassurer et l’avertir, en lui disant : Nous ne donnons pas le signal de la curée ; mais si d’autres le donnent, nous aurons notre part, et nous l’avons déjà choisie. Cette politique expectante, mais résolue et comminatoire, est tout ce que demande l’Angleterre. L’audace est souvent utile, la précipitation est toujours nuisible, et, comme l’a dit un jour le plus grand des audacieux, « c’est un défaut en politique que de vouloir arriver plus vite que les événemens. »

Il est permis de croire avec les Anglais que le marché conclu par le cabinet tory a une grande portée politique et qu’il en a prévu et accepté toutes les conséquences. Si elles sont fâcheuses pour quelqu’un, ce ne sera pas pour l’Égypte. A ne tenir compte que de ses intérêts et de sa prospérité, elle a trouvé dans le gouvernement anglais un bailleur de fonds moins dangereux que les banquiers. Ils ont prouvé à Constantinople quel mal ils peuvent faire à un pays où l’on ignore beaucoup de choses, mais surtout cette science élémentaire à la fois et compliquée qu’on appelle l’art de compter. L’empire turc est un grand seigneur ruiné, qui vit depuis de longues années d’emprunts usuraires. Si d’obligeans courtiers d’argent ne lui avaient prodigué à l’envi leurs offres de services et s’il était possible qu’au XIXe siècle la tête d’un sultan fût encore capable de réfléchir, peut-être la Turquie eût-elle ouvert les yeux sur sa vraie situation, peut-être se fût-elle résignée en temps utile à des réformes qui l’auraient sauvée ; mais de pernicieux bienfaiteurs ont incessamment rempli son tonneau des Danaïdes. Rien