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presser de questions sur leur passé, leur art, leurs ressources, ils se dérobent et répondent confusément : on n’obtient d’eux le plus souvent que ce hochement de tête oriental, signe de dénégation vague, qui exprime éloquemment sans une parole l’insouciance de l’esprit résigné à ignorer. Ces entretiens ne trahissent que la puérilité d’imagination des interlocuteurs, la haute fantaisie de leurs notions géographiques, et ce goût persistant pour la politique naturel aux Levantins. Chez quelques igoumènes des grands couvens, nous avons trouvé une intelligence plus ouverte ; ainsi celui d’Iviron nous parlait avec sagacité de l’art ancien en en déplorant la décadence ; celui de Lavra, vieillard aux traits fins et énergiques, nous exposait avec clarté des considérations fort justes sur l’état du pays. On verra que chez les moines russes ces bonnes fortunes sont plus fréquentes, mais ce sont là de rares exceptions.

L’existence des caloyers, telle qu’il nous a été donné de l’entrevoir, permet de les juger mieux que leur conversation. Aucun travail ne l’occupe, sauf pour le petit nombre des novices qui cultivent les terres du couvent ou dirigent ses barques de pêche. Ils ne lisent rien en dehors de la liturgie ; nous n’avons jamais aperçu un volume entre les mains des propriétaires de ces splendides bibliothèques ; une seule fois, dans un parloir, nous avons vu feuilleter un livre : c’était le Tableau de Paris, avec les lithographies des lionnes de 1840, par Grandville. Le bibliothécaire lui-même, en nous introduisant dans son sanctuaire, nous montre ses manuscrits avec une gaucherie qui prouve qu’ils lui sont sacrés dans le sens où les vers de Pompignan l’étaient pour Voltaire. Un de ces gardiens qui s’intitule pompeusement le scévophylax nous donne bravement pour du turc un évangile en géorgien.

La méditation, qui tient une si grande place dans la vie monastique d’Occident, leur est encore plus inconnue que la lecture. Cette forme de notre pensée religieuse ne serait même pas comprise par eux. Le Grec, — tout ceci ne peut s’appliquer qu’avec de fortes réserves aux élémens slaves, — le Grec n’est pas mystique au sens que nous donnons à ce mot ; il est, ne l’oublions pas, le fils de ces Hellènes qui ignorèrent toujours le sentiment qu’il rend, qui prêtaient à leurs dieux un sourire éternel pour la terre bénie. Le christianisme n’eut jamais pour ces heureuses natures ni la profondeur abstraite et mélancolique de nos siècles de foi, ni la latitude inquiétante de nos siècles de doute. Aux époques de sa plus grande force religieuse, l’esprit oriental se dépense en subtiles distinctions de mots, produit des apocalypses et des gloses ; les Confessions de saint Augustin, l’Imitation de Gerson, seraient lettres mortes pour lui ; il rencontrerait plus d’idées communes dans la Théogonie d’Hésiode