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moine. Cet anachorète, âgé de plus de quatre-vingts ans, avait passé sa vie à courir le monde au service de l’idée libérale. Né dans les provinces grecques de la Turquie, philhellène enthousiaste, il avait pris part à la révolte des hétaïres dans la légion d’Ypsilanti ; chassé de son pays natal, il était passé en Autriche : expulsé de l’empire pour ses opinions exaltées, il avait gagné l’Italie, étudié la médecine à Bologne et à Rome ; compromis de nouveau dans les événemens de 1848, il était revenu en Turquie. Le manque de ressources, autant que le besoin de terminer en repos une carrière aussi agitée, l’avaient décidé à accepter la place de médecin qu’on lui offrait dans ce couvent ; depuis vingt ans, il portait la robe et partageait les habitudes des moines dans l’espoir, disait-il, de leur faire un peu de bien. C’était peine perdue selon lui : rien ne pouvait égaler la décrépitude, l’ignorance, l’immoralité du monde où il vivait. Il en parlait avec un âpre ressentiment et se lamentait de sa solitude intellectuelle en termes d’une originalité saisissante. Rien n’était curieux comme d’entendre ce vieux prophète, élevé dans le foyer incandescent de l’Italie de 1848 et retranché de la vie depuis ce temps, disciple de Jacopo Ortis, humanitaire, progressiste, professant le déisme vague du Vicaire savoyard, citant Vico et Beccaria, prêt à partir pour Novare, tout bouillant sous ses cheveux blancs des généreuses illusions de ce temps. Ce langage illuminé, qui nous paraît si étrange aujourd’hui, l’était encore mille fois plus dans ce milieu. Quelle rencontre inattendue, celle de ce caloyer révolutionnaire et philosophe, lisant Voltaire, discutant Moïse, prêchant l’émancipation des peuples en plein Athos, en pleine Byzance ! Quelle étude, celle de cette intelligence ardente, mais élevée, conservée toute chaude dans ce suaire à quatre-vingts ans, avec les illusions et les espérances de sa génération, avec sa foi robuste ; malgré les démentis navrans que lui inflige son entourage, au progrès, à la régénération, à la perfectibilité des races ! Quelle différence instructive enfin entre cet homme fait par l’Europe et ses compatriotes restés Orientaux ! — Nous ne nous lassions pas d’interroger le faux ermite ; sa voix défaillante lui refusa le service, tandis qu’il achevait le tableau de la misère morale de ses frères asservis au passé, en lui opposant ses théories sur le développement de l’humanité. Il était temps d’ailleurs : encore un peu, et le vénérable moine allait nous confier qu’il n’était pas autrement sûr que Dieu existât.

Il convient sans doute d’atténuer l’amertume des critiques inspirées à ce vieillard par son isolement dans un milieu inférieur. Il ne pardonnait pas assez aux qualités naturelles de ces grands enfans, à leur douce simplicité, à la quiétude de leur horizon restreint. Avouons cependant que, de tout ce que nous voyons, il se dégage