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à la suite de son troupeau. — Ce ne fut pas l’élu du siècle qui sortit : ce fut l’élu de la mort, un pauvre diable de caloyer que nous avions trouvé quelques jours avant agonisant à l’hôpital, et qui s’en allait au petit cimetière devant la porte, conduit par le même cortège, salué par le même glas et les mêmes chants qui devaient mener son camarade au trône abbatial. En passant cette nuit sur le monastère, le destin avait fait son élection, lui aussi, et choisi au hasard, dans les rangs voués au renoncement commun, deux de ces hommes égaux devant la vie et devant la mort : de l’un il avait fait le puissant abbé, seigneur du couvent et de la terre, de l’autre un cadavre. Lequel était le plus près de sa vocation ? N’était-ce pas ce dernier, qui venait si à propos pour donner à son frère, en plein orgueil de la victoire, la leçon du cloître, la leçon des grandeurs humaines, en lui enseignant le terme où elles aboutissent, le chemin qu’il prendrait demain ? — L’imagination macabre du vieil Holbein n’eût pas trouvé mieux que ce rapprochement ironique, digne de continuer à Bâle ou à Lucerne la farce lugubre du moyen âge.

À nous aussi, au moment où nous allions quitter l’Athos, le pauvre caloyer donnait peut-être la leçon suprême et le dernier mot de la vieille montagne byzantine. S’il lui reste une chance de vie, elle est dans le développement du petit groupe qui tient lieu de ferment à cette masse inerte ; mais il ne réalisera ses destinées qu’en brisant le moule antique où sa forte jeunesse étouffe ; nous croyons avec l’Évangile qu’on ne met pas le vin nouveau dans les vieilles outres et qu’il faut à des races nouvelles une formule neuve appropriée à leur génie. Le jour où ces consciences naïves, emprisonnées dans la vénérable maison orthodoxe, l’auront reconstruite à leur usage, elles auront conquis l’avenir. — L’avenir ! ce mot sonne faux dans ce monde rétrospectif, où tout ne nous a enseigné que le passé, et nous n’y insisterons pas davantage. — Les cénobites nous devaient leur longue histoire jusqu’à l’heure présente : ils nous l’ont contée et ne nous doivent plus que le mot d’Hamlet mourant après avoir achevé le récit de ses infortunes : « le reste, c’est le silence ! »

Le passé et le silence ! l’homme ne vit pas seulement de ces deux négations ; on s’en aperçoit vite après un séjour à l’Athos. Nous désespérons de rendre l’impression d’étouffement et de malaise, le spleen qui se dégage de cette existence factice, la torpeur qui gagne l’esprit dans cette course à travers les sépulcres. Sur cette nature si riche et si vigoureuse, mais frappée de stérilité, un voile de deuil s’étend insensiblement, l’œil voit noir, la nausée vient au cœur à respirer les fades arômes de l’embaumement : ces fantômes de cire au regard atone hantent le sommeil de la cellule. Durant les derniers jours, nous cherchions vainement quelque rappel gracieux de