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immédiatement ; le changement de propriétaire est constaté par un bulletin avec désignation détaillée des marques, visé par le juge de paix du district. Le capataz peut dès lors songer à se mettre en route.

Le départ est l’opération la plus difficile, surtout si l’estancia est située aux confins de la pampa, où les animaux sont d’une sauvagerie indomptable. Il est d’usage que l’estanciero prête tous les hommes dont il dispose pour accompagner la troupe jusqu’à deux ou trois lieues des pâturages où elle s’est élevée. Le départ se fait invariablement une heure avant le lever du soleil, afin d’arriver avant la nuit le plus loin possible de la querencia et éviter la fuite de la troupe, invinciblement attirée par ses habitudes. Deux hommes prennent la tête et servent de guides, poussant en même temps devant eux les chevaux de relais de tous les autres hommes, qui, eux, se distribuent sur les flancs de la troupe et galopent comme feraient des chiens de berger : le capataz ferme la marche, marche pénible, bruyante, pleine d’incidens, de fatigues de tout genre, de course après les fuyards, qui font pointe de tous côtés, et souvent s’échappent par petites bandes fort difficiles à réunir et à ramener sans que pendant ce temps d’autres les imitent. Après quatre ou cinq heures de ce voyage laborieux, qui n’a mené la troupe qu’à trois ou quatre lieues du point de départ, on fait halte pour laisser reposer et manger hommes et bêtes pendant une heure ; l’on repart ensuite et l’on continue à avancer lentement jusqu’à ce que, deux ou trois heures avant le coucher du soleil, on rencontre un bon pâturage et de l’eau. C’est là que l’on campera pour passer la nuit sous la garde de deux ou trois hommes à cheval. On fait, aussitôt arrivé, les préparatifs de la nuit et du souper général. Pour cela, on tue un des bœufs du troupeau, bien entendu le plus gras et le meilleur, et l’on prépare un immense rôti que l’on mangera sans pain ni sel.

L’habitant de la pampa est rompu dès longtemps à ce genre de vie : depuis le matin de cette rude journée passée à cheval au soleil d’été, au milieu d’une poussière noire, il n’a pris autre chose que de fréquentes gorgées de gin ou de caño du Brésil, et sucé quelques matés : cet abus d’alcool le maintient dans un état nerveux, nécessaire pour résister à tant de fatigues. La journée n’est pas finie ; après le souper, chacun arrange sa tropilla de chevaux et prend un cheval frais qui lui servira quand viendra son tour de veille ; si la tropilla est bien habituée à suivre la jument, madrina, on entrave simplement les pieds de devant de celle-ci au moyen d’une lanière de cuir en forme de huit, et qui prend les deux jambes au-dessus du sabot ; les chevaux restent à paître autour d’elle et ne s’éloignent pas du bruit de la clochette qu’elle