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car il n’est pas juste que je perde ma peine pas plus que ceux qui m’ont aidé. » Il n’eut pas à menacer longtemps, le négociant paya ; le lendemain le fait était public, et l’on en faisait des gorges chaudes sans qualifier le négociant autrement que de maladroit et le gaucho de malin.

Il faut ajouter cependant que les commerçans qui commanditent ce genre de rapine sont de petits négocians des frontières, n’ayant rien de commun avec les saladéristes. Ceux-ci ne cherchent pas à éviter l’examen des tabladas ; le capataz y conduit donc le troupeau, et, muni d’un bon à tuer en due forme, fait reprendre la marche vers le saladero, où déjà les dispositions sont prises pour recevoir cet arrivage. À 1 ou 2 kilomètres de l’établissement, on rencontre un groupe de quelques hommes envoyés à cheval au-devant de la troupe pour présider à l’entrée au corral ; ils amènent avec eux deux bœufs qui prendront la tête du troupeau, et, dressés de longue main à ce triste rôle d’agens provocateurs, le conduiront jusqu’au dedans du corral. Il serait impossible de rendre le mouvement, les cris, les beuglemens de cet ouragan d’hommes, de chevaux, de bêtes à cornes, qui, tous invisibles au milieu d’une trombe de poussière noire, se précipitent dans le corral. Les bœufs, aveuglés, souffrant de la faim, de la soif, de la longue fatigue de ce dernier voyage, se heurtent en masse à tous les pieux qui forment l’enceinte, se bousculent, se précipitent furieux, reculent effrayés, se foulent aux pieds les uns les autres, cherchent une issue de droite et de gauche, condamnés à attendre la mort jusqu’au lendemain au milieu de ces souffrances, sans une goutte d’eau ni un brin d’herbe. Les précautions sont prises pour que ces mouvemens de houle n’aient pas de suite funeste. Afin que jamais un trop grand nombre d’animaux ne puisse à la fois faire force sur l’enceinte et ouvrir une brèche, le parc étroit où on les enferme se développe en détours tortueux, se repliant sur lui-même de telle façon que l’élan soit impossible et que tous soient réduits à se débattre dans des efforts individuels sans pouvoir se grouper ni faire sur les parois une attaque d’ensemble. Néanmoins on ne s’explique pas le sang-froid des hommes entrés dans l’enceinte, et qui, au milieu de cette cohue, continuent paisiblement leur besogne, faisant sortir les deux bœufs qui ont servi d’appeau et jetant le lasso pour prendre et enlever la génisse que l’usage leur concède, offerte par l’estanciero qui a vendu la troupe ; quelque épuisée de fatigue qu’elle puisse être, elle est traînée au bout du lasso par un cheval, arrachée du corral, et, les jarrets coupés, saignée d’un coup de couteau au cœur. Destinée à l’asado con cuero (rôti dans le cuir), vieil usage de la pampa et seul régal du gaucho, la bête est dépecée toute