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pleine d’aventuriers, de gens de mauvaise mine et de mauvais renom, qui vivaient des ouvriers de la voie, comme d’autres vivent des soldats en campagne ; on l’appelait « la ville la plus coquine » des États-Unis. Les salons de jeu et de danse étaient le théâtre d’assauts quotidiens, de batailles sanglantes, et le terrible « juge Lynch, » qui fonctionnait en permanence, condamna plus d’une fois au supplice de la corde les ignobles habitués de ces saloons. Le général Dodge, qui dirigeait les travaux comme ingénieur en chef, nous fit l’accueil le plus bienveillant. Il nous montra ses plans, ses devis, nous conduisit sur le terrain, nous fit part de ses recherches contradictoires pour la traversée des Montagnes-Rocheuses. Ce ne fut que plus tard que le colonel Evans, son premier assistant, découvrit le col qui porte son nom, et par où le chemin de fer devait franchir la grande chaîne. Comme tout son monde, le général était là en camp volant, et sa demeure était en planches comme la table sur laquelle ses géomètres dessinaient.

Non loin de la station de Julesburg s’élevait le fort Sedgwick, où campait un détachement de l’armée fédérale commandé par le général Potter pour tenir en respect les Indiens. Ceux-ci avaient vu d’un œil haineux l’irruption des visages pâles sur leurs terres et la dévastation de leurs champs de chasse. Qu’allaient devenir, au milieu des colons envahissans, le bison, l’antilope, l’élan, le daim, le castor, dont le Peau-Rouge faisait son unique aliment ou utilisait les fourrures ? Plus d’une fois déjà les Indiens avaient attaqué les premiers explorateurs de la voie, les niveleurs, les agens du télégraphe, et les avaient scalpés sans pitié. Ils avaient incendié les stations, essayé de faire dérailler les trains. Autour de Julesburg, des ouvriers irlandais faisaient tous les terrassemens. Ils étaient actifs à l’ouvrage, mais bruyans, batailleurs, faciles à s’enivrer. Ils vivaient dans une sorte de maison de bois roulante, de la forme des wagons américains à voyageurs, qui s’avançait sur les rails au fur et à mesure de la pose de ceux-ci. C’était à la fois le dortoir et la cantine. Les lits étaient disposés sur le côté à l’intérieur, superposés deux par deux comme les couchettes d’un steamer. Un couloir régnait au milieu, la cuisine était à l’avant. Des carabines tout armées étaient suspendues çà et là ; quant au revolver, chacun l’avait à la ceinture pour être prêt à la moindre alerte.

La prairie s’étendait jusqu’aux confins de l’horizon, unie, monotone comme une mer de sable. Au printemps, tout y est vert et fleuri ; on n’y voyait alors que des graminées naturelles desséchées. L’air était pur, le ciel d’une transparence limpide. Le jour on voyait passer au loin un troupeau de bisons ou une antilope rapide ; la nuit on entendait les cris des loups et des renards du désert affamés, Le nivellement, l’ouverture de la voie, la pose des rails, ne