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cerises qui pendaient au-dessus de ma tête ou comme les rubans qui serraient les longues tresses de leurs beaux cheveux, venaient se grouper autour de moi ; elles me faisaient composer des couplets pour chanter le soir à leurs fiancés au son du tambour de basque, sous les noyers, où toute la jeunesse allait danser et où les anciens aimaient à causer en se réjouissant de notre joie. »

Cependant, comme on pense bien, Antonio ne se contentait pas de prêter sa voix aux amours d’autrui ; avec l’âge s’éveillaient en lui ces mille sentimens de tendresse un peu vague qui font battre le cœur et travailler la tête d’un jeune garçon de quinze ans ; tout d’ailleurs dans son éducation, dans son caractère, le prédisposait aux passions idéales et pures qui trouvent en elles-mêmes leur satisfaction ; il y goûtait une sorte de plaisir douloureux.

« Un matin, poursuit-il, je vis assise sous les arbres qui ombragent l’église de mon hameau une jeune étrangère d’une beauté si ravissante, que jamais son image ne s’effacera de ma mémoire. Je ne compris pas alors le sentiment qu’elle m’inspirait ; mais après la messe, en sortant de l’église, je la suivis des yeux jusqu’à la voir disparaître au loin sous le couvert d’un petit bois, et je rentrai à la maison le cœur rempli d’une tristesse que de longtemps je ne pus surmonter. Durant ces jours, j’allais me fixer sur le sommet d’une colline d’où on découvrait le chemin qu’avait pris la jeune étrangère, et je composais une foule de chants pour exprimer quelque chose de ce que mon cœur sentait. Dix ans plus tard, passant par un bourg de Castille, quelle ne fut pas mon émotion quand j’entendis un de ces chants dans la bouche d’une jeune fille qui étendait du linge à sécher sur le bord d’un ruisseau ! »

Seul et malheureux dans cette grande ville de Madrid, Trueba n’oublia point la poésie qui avait charmé son enfance. Lorsque sa tête était fatiguée de travail, songeant à son pays, son rêve de tous les instans, il allait chercher dans la campagne un coin, plus favorisé que les autres, où il pût trouver de l’air, de la verdure, des chants d’oiseau, et là, tout en marchant, il composait des vers ; au retour, il aimait se mêler à la foule des gens du peuple : il observait les caractères, il écoutait les conversations. Après plusieurs années passées chez son oncle, il était entré, toujours à titre de commis, dans un autre magasin de quincaillerie, et sa destinée semblait désormais fixée, quand tout à coup des malheurs financiers survenus à son nouveau patron le décidèrent à quitter le commerce. Depuis longtemps il était tourmenté du besoin d’écrire ; il avait suffisamment étudié la grammaire et la langue, les idées ne lui manquaient pas ; il se lança dans la littérature. Pauvre et inconnu qu’il était, ses débuts furent pénibles, cela va sans dire, et il connut les mauvais jours ; mais il avait l’énergie, la force de volonté