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l’Irlande. On dirait que la souveraineté se déplace. Est-ce le prélude d’une révolution ?


II

Depuis qu’on avait appris le débarquement de la reine à Douvres, le ministère était atterré dans Saint-James. D’heure en heure, on voyait monter le flot populaire qui semblait l’apporter. Quand les ministres, en 1819, après les rapports des commissaires de Milan, avaient promis de poursuivre la princesse, si elle mettait le pied en Angleterre, ils avaient eu l’idée que c’était là un cas impossible. Tous étaient persuadés que devant la publication du rapport et le scandale d’un procès, devant la menace d’une déchéance, bien plus, d’une dégradation publique, la princesse reculerait[1]. C’est ainsi qu’ils avaient pris cet engagement afin de mettre un terme aux obsessions du prince. Eh bien ! l’événement qu’ils ont jugé impossible, le voilà ; la reine arrive, la reine est arrivée : se peut-il maintenant qu’ils manquent de parole à George IV ? L’affaire est si grave qu’ils hésitent, ils sont frappés d’épouvante. Dans l’état de crise aiguë où se trouve l’Angleterre, au milieu des émeutes, des conspirations, en face de cette agitation menaçante qui a fait suspendre la loi de l’habeas corpus, le procès de la reine peut être le signal d’une insurrection qui renversera le gouvernement des tories et compromettra la monarchie elle-même. « Tous les hommes de sens et de réflexion voyaient cela, dit lord Brougham dans son portrait de George IV[2] ; les ministres le voyaient, Liverpool et Castlereagh le voyaient, le chancelier surtout, lord Eldon, de son regard perçant et sûr, apercevait distinctement les conséquences possibles d’une telle mesure. » Comment s’étonner qu’ils aient hésité à tenir leur engagement ? Brougham est d’avis qu’ils auraient du tenir bon jusqu’au bout et refuser de poursuivre la reine. Fort bien, mais le roi est là, irrité, hautain, menaçant. Si on ne tient pas la promesse donnée, il changera de ministère, il changera de politique, les whigs remplaceront les tories. Et qu’on ne lui dise pas que les whigs refuseront de poursuivre la reine, il ne leur demandera pas

  1. Lord Eldon écrivait à sa fille quelques jours avant l’arrivée de la reine à Saint-Orner : « Notre reine menace de s’approcher de l’Angleterre. Si elle y entre, ce sera la plus courageuse lady dont j’aie jamais entendu parler. » Et peu de temps après, lorsque la reine était déjà en vue des côtes : « La ville ne s’occupe que de spéculer sur la question de savoir si la reine viendra ou ne viendra pas. De grands paris sont engagés… Pour moi, je garde mon ancienne opinion : elle ne viendra pas, à moins qu’elle n’ait perdu le sens. » Voyez Lives of the lord chancellors and Keepers of the great seal of England, by the late John lord Campbell. Londres 1869, t. VII, p. 359-360.
  2. Voyez Historical Sketches of statesmen who flourished in the time of George III, by Henry lord Brougham. Londres et Glasgow, 1856, t. II, p. 32.