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la digestion va s’établir. Plus tard, la digestion achevée et l’absorption faite, la feuille reprendra graduellement sa forme première, les tentacules reviendront à leur position de repos, les glandes se remettront à sécréter leur perle visqueuse : bref, le piège sera tendu de nouveau, prêt à recommencer trois fois ce manège, auquel pourtant s’use à la fin sa vitalité. À mesure qu’une feuille vieillie est hors de service, de nouvelles la remplacent, si bien que, pour un seul pied de drosera, c’est par vingtaines tout au moins qu’on pourrait évaluer pour l’année les insectes pris ou en voie d’être digérés ou réduits à l’état de dépouille sèche par l’absorption de leurs parties digestibles. Sur une seule et même feuille, Darwin a compté jusqu’à treize cadavres ou restes d’insectes témoins des repas antérieurs de cette araignée végétale.

Tel est, vu d’ensemble, le premier acte de la carnivorité du drosera. Étudié dans ses détails, le jeu de cet appareil de capture n’en est que plus merveilleux. Voyons par exemple comment se transmet et s’irradie le mouvement imprimé aux tentacules. Qu’une excitation mécanique ou autre s’exerce sur une glande, l’action s’en traduit à l’œil par l’incurvation du pédicelle qui la supporte, c’est là proprement l’effet direct et local de l’irritation. Le contact d’un petit fragment de viande crue a produit parfois en dix secondes une légère inflexion, en cinq minutes une incurvation notable, en une demi-heure le rabattement du tentacule sur le centre de la feuille.

Quand l’agent excitateur, corps d’insecte, viande, etc., repose sur le centre même de la feuille, c’est vers ce point que s’infléchissent tous les tentacules. Qu’on place au contraire le corps stimulant sur le milieu d’une des moitiés du limbe, c’est sur ce corps même que se portent les tentacules environnans, même ceux du centre, qui d’habitude restent droits lorsqu’ils reçoivent directement l’excitation ; en un mot, le centre d’excitation devient en même temps centre attractif, si bien que l’on peut faire converger en deux groupes symétriques tous les tentacules d’une feuille en plaçant un fragment de phosphate d’ammoniaque au milieu de chaque moitié du limbe. Il est curieux également de voir un côté de la feuille avec ses tentacules tous repliés sur une proie, tandis que l’autre côté reste étalé dans la position du piège en arrêt. En tout cas, les tentacules se dirigent invariablement dans le sens voulu pour embrasser l’insecte captif : admirable adaptation des moyens au but qui se révélera mieux encore lorsque nous verrons ces mêmes organes modifier la sécrétion de leurs glandes dès qu’il s’agit de digérer la proie qu’elles ont saisie. On dirait qu’une sorte d’instinct aveugle dirige des mouvemens aussi précis, ou plutôt on serait tenté d’y voir comme une trace des actions nerveuses dites réflexes, si l’absence totale d’un tissu nerveux chez les plantes ne