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Shelburne fût resté une sorte de sauvageon, un de ces gentilshommes campagnards qui ne rachètent pas leur ignorance par la distinction des manières, et qui sont tout ensemble grossiers et vulgaires ; mais il eut le bonheur de rencontrer dans sa famille une femme d’une beauté d’âme et d’une noblesse rare. C’est à elle, à lady Arabella Denny, qu’il dut d’entrevoir un autre idéal que celui de la force brutale et de la justice implacable ; c’est elle qui lui fit connaître et aimer les deux qualités qui font la dignité et l’agrément de la vie, l’amabilité et l’indépendance de caractère. Depuis la mort de son grand-père, elle avait ménagé à l’enfant délaissé cette joie de se sentir aimé, sans laquelle l’éducation reste une chose apprise qui n’atteint pas aux sources de la vie. Lord Shelburne lui en a conservé une reconnaissance attendrie ; il a senti que sa nature morale s’était éveillée, s’était épanouie sous le doux rayonnement de ce caractère idéal. A la fin de sa carrière, le vieillard parlait d’elle avec enthousiasme, et il formait le projet, si la mort lui en laissait le temps, d’écrire sa vie, car il prétendait que c’était une mémoire plus digne d’être conservée et transmise à la postérité que celle de Mme Roland ou de Mme de Maintenon.

C’était assurément une apparition curieuse et qui pouvait tenter le pinceau d’un artiste. Le seul trait d’elle qu’il nous ait conservé révèle une nature d’une exquise sensibilité jointe à une énergie et à une force de volonté dont toutes les femmes ne sont pas capables. Vivant à la campagne avec son mari, elle était en butte aux poursuites de son beau-frère, être grossier et sauvage, un peu fou, et, heureusement pour elle, un vrai lâche. En parler à son mari, c’était brouiller les deux frères et les séparer pour jamais. Elle résolut de se débarrasser elle-même de cet ennemi. Elle s’exerça en secret à tirer au pistolet ; puis, quand elle fut d’une force raisonnable, elle pria son beau-frère de l’accompagner dans le lieu retiré où elle s’exerçait, et après lui avoir donné des preuves non équivoques de son habileté, elle lui déclara brusquement qu’elle avait appris à tirer pour se délivrer de ses importunités, et que, s’il ne changeait pas d’attitude, elle saurait bien se faire justice. De ce moment le rustre se le tint pour dit.

L’éducation de lord Shelburne jusqu’à l’âge de quatorze ans fut bien négligée. Envoyé d’abord dans une école publique, il fut placé bientôt sous la direction d’un précepteur, pendant que ses parens vivaient en Angleterre. Ce précepteur était un clergyman de l’esprit le plus étroit, descendant d’une famille de réfugiés français, brave homme, d’un bon naturel, mais sans grande culture et prenant tout au tragique. Le jeune Shelburne répond un jour à l’intendant de son père qui lui demandait de lui faire l’honneur de dîner