Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/845

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’assurer à la Russie un débouché sur les mers germaniques par la conquête de la Livonie. Or il pressentait que les ennemis qu’il allait trouver sur son chemin, les Suédois, les Polonais, les chevaliers porte-glaives, les Allemands, seraient plus redoutables que les Tatars. Pour vaincre ses adversaires européens, il lui fallait les armes et les arts de l’Europe. Comment se les procurer ? Ses voisins savaient que l’infériorité de la Russie vis-à-vis d’eux tenait surtout à l’état arriéré de sa civilisation. Ils se souciaient peu de lui donner ce qui lui manquait. Au contraire ils faisaient bonne garde aux frontières moscovites, arrêtant les artisans et les ingénieurs que le tsar faisait venir d’Occident. Leur jalousie isolait la Russie mieux que ne l’avait fait le joug tatar. La voie des montagnes étant fermée par ses ennemis, il ne lui restait que la voie de mer, celle de la Mer-Blanche ; mais savait-on seulement si elle communiquait avec les mers d’Europe ? L’apparition d’un navire sur ces flots désolés semblait un miracle impossible. Ce miracle, Chancellor l’avait accompli. On comprend avec quelle joie Ivan reçut à Moscou le hardi marin, avec quel empressement il se fit traduire cette lettre banale adressée à des princes inconnus où la chancellerie anglaise développait avec complaisance les lieux-communs sur les avantages du commerce en général et la sagesse infinie de la Providence, qui avait réparti inégalement les productions des divers pays afin que tous les hommes fussent obligés d’entrer en relations fraternelles. Après avoir admis Chancellor à « voir sa majesté et ses yeux, » il le renvoya porteur d’une réponse amicale à Edouard VI.

Marie Tudor venait de succéder à son frère. Elle partageait le trône avec son époux espagnol Philippe II. Ils s’empressèrent de confirmer l’établissement de la compagnie des merchants adventurers. La société avait le droit d’arborer les enseignes, drapeaux et étendards de la couronne, de conquérir et de recevoir sous le protectorat britannique les îles et les cités infidèles ; de repousser par la force ses ennemis et même les concurrens qui oseraient s’engager dans les voies nouvellement découvertes. Enfin, clause importante, il était défendu à tout Anglais qui ne ferait pas partie de l’association, ou ne serait pas muni de son autorisation, de commercer dans les mêmes parages, à peine de confiscation de ses navires et marchandises. C’était à peu près la même constitution qui fit la compagnie de l’Amérique du Nord et la compagnie plus fameuse des Indes orientales. Qui pouvait savoir si cette belliqueuse oligarchie des marchands de la Cité, disposant de vaisseaux de guerre et de bandes armées, n’allait pas trouver sous le pôle un Indoustan ? Mais il y avait une notable différence entre l’Hindou et le Slave : le Russe n’était un Oriental qu’en apparence et par accident.