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cerveau humain. Tout homme tant soit peu avisé croit bonnement, parce qu’il la juge et dit la comprendre, tenir le secret de cette chose visible et tangible sortie des mains de son semblable. Quelle est l’origine de cette chose d’humaine apparence écrite dans la langue de tous, peinte également pour l’esprit des savans, pour les yeux des simples, si semblable à la vie? D’où vient-elle? Qu’est-ce que l’inspiration? un phénomène d’ordre naturel, ou un vrai miracle? Toutes ces questions, qui donnent beaucoup à penser, personne ne les approfondit; on admire, on crie au grand homme, au chef-d’œuvre, et tout est dit. De l’inexplicable formation d’une œuvre tombée du ciel, personne ne s’occupe. Et grâce à cette inadvertance, qui régnera sur le monde aussi longtemps que le monde vivra, le même homme qui fait fi du surnaturel s’inclinera devant le surnaturel sans paraître s’en douter.

Telles sont, je crois, les causes, l’empire et l’effet des superstitions en fait d’art. On en citerait plus d’un exemple, et le tableau dont je veux vous entretenir en est peut-être le plus notable et le plus éclatant. Il me faut déjà quelque hardiesse pour éveiller vos doutes; ce que je vais ajouter sera probablement plus téméraire.


III.

On sait comment est placée la Ronde de nuit. Elle fait face au Banquet des arquebusiers de Van der Helst, et, quoi qu’on en ait dit, les deux tableaux ne se font pas tort. Ils s’opposent comme le jour et la nuit, comme la transfiguration des choses et leur imitation littérale, un peu vulgaire et savante. Admettez qu’ils soient aussi parfaits qu’ils sont célèbres, et vous auriez sous les yeux une antithèse unique, ce que La Bruyère appelle « une opposition de deux vérités qui se donnent du jour l’une à l’autre. » Je ne vous parlerai de Van der Helst ni aujourd’hui, ni probablement à aucun moment. C’est un beau peintre que nous pouvons envier à la Hollande, car en certains jours de pénurie il aurait rendu de grands services à la France comme portraitiste et surtout comme peintre d’apparat; mais, en fait d’art imitatif et purement sociable, la Hollande a beaucoup mieux. Et, quand on vient de voir les Frans Hals de Harlem, on peut sans inconvénient tourner le dos à Van der Helst pour ne plus s’occuper que de Rembrandt.

Je n’étonnerai personne en disant que la Ronde de nuit, n’a aucun charme, et le fait est sans exemple parmi les belles œuvres d’art pittoresque. Elle étonne, elle déconcerte, elle s’impose, mais elle manque absolument de ce premier attrait insinuant qui nous persuade et presque toujours elle a commencé par déplaire. Tout d’abord