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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/181

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de la sécurité publique semble éprouver une déception en apprenant que je ne vais pas renforcer les insurgés de Bosnie et d’Herzégovine. Il s’apitoie sur le sort des raïas, s’exalte en parlant des cruautés des Turcs et raconte, comme s’il les avait vus, les faits les plus monstrueux. Sa politique est simple : elle consiste tout bonnement à « refouler en Asie ces peuplades incorrigibles. » Je l’interroge à mon tour, et j’apprends que depuis août 1875 on a donné l’ordre à tout étranger qui arrive dans une ville de la Croatie et des confins de se présenter dans les vingt-quatre heures chez le magistrat. Les formalités remplies, il faut se mettre en quête des moyens de départ. Ce serait simple de s’embarquer sur la Kulpa et de descendre à Brod ou à Gradisca, sur la Save, n’ayant plus qu’à franchir le fleuve pour entrer en Bosnie : il y a ici une compagnie de navigation à vapeur, la Compagnie autrichienne du Danube; l’embarcadère est dans la partie de la ville autrefois soumise au régime militaire. Du haut du pont, on aperçoit même le confluent où la Kulpa rejoint la Save, qu’on ne quitte plus jusqu’à Belgrade, où elle se confond avec le Danube en face de Semlin, au pied même de la fameuse forteresse turque qui domine la ville; mais en ce moment les eaux sont basses, les départs n’ont lieu qu’une fois la semaine. Je gagnerai donc par terre la première ville turque, Kostaïnicza, assise sur les bords de la Unna.

Le lendemain, dès la première heure du jour, stationne devant la porte de l’auberge un de ces chariots du pays, très bas sur roues, dans la construction desquels le fer n’entre pour rien; il est traîné par deux petits chevaux étiques à longue crinière, et rempli de foin sur lequel on a eu soin de jeter une loque colorée. Nous partons à fond de train, suivant le cours du fleuve, bordé de collines boisées d’un caractère assez riant. Un grand caravansérail en bois s’élève à un quart d’heure de la ville, sur le bord même de la Kulpa, qui se jette dans la Save : au confluent, sur la rive opposée, se dresse un khan fortifié de quatre tours d’angle. Les eaux sont jaunâtres, elles entraînent de grandes pièces de bois et des arbres entiers encore couverts de leurs feuilles; dans les parties les moins profondes tournent de nombreux moulins singulièrement appuyés sur des troncs évidés comme des pirogues et ornés aux deux extrémités de volutes en forme de manches d’instrumens à cordes.

Nous abandonnons le fleuve et nous nous dirigeons vers le nord, suivant une route tracée seulement par les charrettes et qui empiète sur les champs qu’elle traverse. Une ornière profonde où disparaîtrait le véhicule tout entier se creuse, les voyageurs passent à côté, tantôt à droite, tantôt à gauche; pour éviter qu’à la nuit un accident n’arrive, quelque voisin construit une barricade au lieu