Nous roulons ainsi pendant quatre heures, traversant une plaine admirable arrosée par de nombreux cours d’eau; le pays, riche, mais mal cultivé, est juste assez mouvementé pour que la vue n’en soit point monotone. Toutes les moissons sont encore debout, et la campagne semble déserte. Le Serbe, on le sait, a l’horreur des agglomérations, et les maisons sont éparses çà et là, à de grandes distances les unes des autres. Des forêts entières brûlées sur pied montrent les squelettes de leurs troncs incendiés et leurs grandes branches noires ; le sol qu’elles ombrageaient naguère, dénudé, couvert de cendres, fait un contraste avec cette nature riante, douce, harmonieuse, d’une coloration blonde et claire qui rappelle la Touraine aux premiers jours de l’automne. L’abandon et le mépris de la richesse végétale frappent le voyageur : à chaque pas, ce sont des arbres abattus qui sont laissés sur la place, presque toute la terre est en friche; autour de quelques habitations, groupées près d’une chétive mosquée à minaret de bois, s’étendent des champs de maïs et de sorgho où les plantes sèchent sur pied; les citrouilles et les courges mûres émaillent le terrain de points jaunes et d’un rouge vif.
A deux heures et demie, le train s’arrête devant la station de Bajnaluka; la ville est loin encore, les inspecteurs et le chef de gare veulent bien m’accompagner pour me faciliter l’installation. Nous traversons une plaine unie comme un tapis vert, fermée à l’extrême horizon par une chaîne de collines boisées, où la Verbaz, qui serpente entre deux rives profondes, indique les sinuosités de son cours par une bordure de saules d’un gris pâle. Sur ce vaste champ sans limites, comme les plaines du Maroc, se dressent les tentes blanches à cône tronqué d’un camp turc, avec ses grand’ gardes détachés aux passages du fleuve. C’est la division des rédifs, soldats de la landwehr musulmane du sandjak ou district de Bajnaluka, chargés de la défense du territoire ; ils sont commandés par des officiers de l’armée régulière et, aux termes de la loi, ne doivent pas quitter leur province. Nous longeons le front de bandière, défendu par deux batteries de campagne, mais nous ne pouvons que jeter des regards furtifs sur les canons dressés sur leurs affûts et protégés par des parasols coniques ornés d’une frise peinte; les sentinelles qui se promènent de l’autre côté des fossés qui bordent la route ne laissent point stationner les passans, et tout individu qui porte l’habit européen est doublement suspect.
Ces messieurs me disent que leur vie est suspendue. Ils formaient autrefois une colonie étrangère composée des ingénieurs, employés, médecins, allemands, français ou italiens; mais ce groupe s’est dispersé, la population musulmane est devenue arrogante, et, de minorité qu’elle était autrefois, elle est devenue une majorité toujours en éveil et pleine de soupçons, par la fuite de l’élément agriculteur,