Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/263

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à ce nid en commun où elle eût passé sa vie aux pieds de celui qu’elle adorait. L’hallucination allait si loin que ces draps, ces serviettes, elle les marquait aux initiales du vicaire ; souvent même ces initiales et les siennes propres se mêlaient. Elle faisait bien ces petits travaux de femme. Son aiguille allait, allait sans cesse, et elle filait des heures délicieuses plongée dans son rêve, croyant qu’elle et lui ne faisaient qu’un. Elle trompait ainsi sa passion et y trouvait des momens de volupté qui la rassasiaient pour des journées.

« Les semaines s’écoulaient de la sorte à tracer point par point les lettres du nom qu’elle aimait, à les marier aux siennes, et ce rêve était pour elle une grande consolation. Sa main était toujours occupée pour lui, ces linges piqués par elle lui semblaient elle-même. Ils seraient près de lui, le toucheraient, serviraient à ses usages ; ils seraient elle-même près de lui. Quelle joie qu’une telle pensée ! Elle serait toujours privée de lui, c’est vrai ; mais l’impossible est l’impossible ; elle se serait approchée de lui autant que c’était permis. Durant un an, elle savoura ainsi en imagination son pauvre petit bonheur. Seule, les yeux fixés sur son ouvrage, elle était d’un autre monde, se croyait sa femme dans la faible mesure du possible. Les heures coulaient d’un mouvement lent comme son aiguille ; sa pauvre imagination était soulagée. Et puis elle avait parfois quelque espérance ; peut-être se laisserait-il toucher, peut-être une larme lui échapperait-elle en découvrant cette surprise, marque de tant d’amour. « Il verra comme je l’aime, il songera qu’il est doux d’être ensemble. » Elle se perdait ainsi durant des jours dans ses rêves, qui se terminaient d’ordinaire par des accès de complète prostration.

« Enfin le jour vint où le ménage fut complet. Qu’en faire ? L’idée de le forcer à accepter un service d’elle, à être son obligé en quelque chose, s’empara d’elle absolument. Elle voulait, si j’ose le dire, voler sa reconnaissance, l’amener par violence à lui savoir gré de quelque chose. Voici ce qu’elle imagina. Cela n’avait pas le sens commun, c’était cousu de fil blanc ; mais sa raison sommeillait, et depuis longtemps elle ne suivait plus que les feux follets de son imagination détraquée.

« On était à l’époque des fêtes de Noël. Après la messe de minuit, le vicaire avait coutume de recevoir au presbytère le maire et les notables pour leur donner une collation. Le presbytère touchait à l’église. Outre l’entrée principale sur la place du village, il avait deux issues : l’une donnant à l’intérieur de la sacristie et mettant ainsi l’église et la cure en communication ; l’autre, au fond du jardin, débouchant sur les champs. Le manoir de Kermelle était à un