Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/273

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

inimitable manière d’être précis sans petitesse, d’opposer le travail le plus délicat aux plus larges ensembles, d’exprimer par le ton le luxe et le prix des choses; en un mot, une sûreté d’œil, une sensibilité de palette, une certitude dans la main qui suffiraient à la gloire d’un maître : voilà, si je me trompe, d’étonnantes qualités obtenues par le même homme qui venait quelques mois auparavant de signer la Ronde de nuit.

N’avais-je pas raison d’en appeler de Rembrandt à Rembrandt? Si l’on supposait, en effet la Leçon d’anatomie et la Ronde de nuit traitées ainsi, avec le respect des choses nécessaires, des physionomies, des costumes, des traits typiques, ne serait-ce pas dans ce genre de compositions à portraits un extraordinaire exemple à méditer et à suivre? Rembrandt ne risquait-il pas beaucoup à se compliquer? Était-il moins original quand il s’en tenait à la simplicité de ces belles pratiques? Quel sain et fort langage, un peu de tradition, mais si bien à lui ! Pourquoi en changer du tout au tout? Avait-il donc un si pressant besoin de se créer un idiome étrange, expressif, mais incorrect, et que personne après lui n’a pu parler sans tomber dans les barbarismes? Telles sont les questions qui se poseraient d’elles-mêmes, si Rembrandt avait consacré sa vie à peindre des personnages de son temps, tels que le docteur Tulp, le capitaine Kock, le bourgmestre Six, M. Martin Daey; mais le grand souci de Rembrandt n’était pas là. Si le peintre des dehors avait si spontanément trouvé sa formule et du premier coup pour ainsi dire atteint son but, il n’en était pas de même du créateur inspiré que nous allons voir à l’œuvre. Celui-ci était bien autrement difficile à satisfaire, parce qu’il avait à dire des choses qui ne se traitent pas comme de beaux yeux, de jolies mains, de riches guipures sur des satins noirs, et pour lesquelles il ne suffit pas d’un aperçu catégorique, d’une palette claire, de quelques locutions franches, nettes et concises.

Vous rappelez-vous le Bon Samaritain que nous avons au Louvre? Vous souvenez-vous de cet homme à moitié mort, plié en deux, soutenu par les épaules, porté par les jambes, brisé, faussé dans tout son corps, haletant au mouvement de la marche, les jambes nues, les pieds rassemblés, les genoux se touchant, un bras contracté gauchement sur sa poitrine creuse, le front enveloppé d’un bandage où l’on voit du sang? Vous souvenez-vous de ce petit masque souffrant, avec son œil demi-clos, son regard éteint, sa physionomie d’agonisant, un sourcil relevé, cette bouche qui gémit et ces deux lèvres écartées par une imperceptible grimace où la plainte expire? Il est tard, tout est dans l’ombre; hormis une ou deux lueurs flottantes qui semblent se déplacer à travers la toile, tant elles sont capricieusement posées, mobiles et légères, rien ne