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du bouddhisme, se fût établie sans trop de peine; il n’en faut d’autre preuve que la rapidité avec laquelle elle s’était répandue. Mais dès que le pouvoir ombrageux des shogoun se sentait menacé, dès que la vanité nationale s’était crue atteinte, c’en était assez pour faire de tout chrétien un ennemi de son pays, un rebelle, un paria, quelque chose de plus méprisable que le giaour en Palestine ou le juif du moyen âge. Les lois postérieures à l’expulsion totale sont encore pleines de ce souvenir et de l’horreur qu’il inspire, ou qu’on veut qu’il inspire. Les officiers de police (o mets ké) sont spécialement chargés de s’enquérir des familles où il y a eu jadis des chrétiens ; ils doivent les surveiller, empêcher leurs membres de changer de résidence, et examiner avec soin le corps des défunts pour s’assurer qu’ils ne portent aucun signe particulier. Les naissances, les mariages, sont dans ces familles l’objet d’une inquisition constante, et il leur est interdit de se perpétuer par l’adoption. On poursuit ainsi jusqu’à l’extinction de la race les dernières traditions qui pourraient survivre. Pendant longtemps, à Nagasaki, les Japonais étaient obligés à certain jour de fouler aux pieds la croix, et c’est seulement en 1872 que la légation de France obtint la promesse, inexécutée d’ailleurs, que les écriteaux injurieux pour le christianisme seraient retirés des temples et autres lieux publics.

Ainsi le seul héritage que nous ait transmis le mouvement religieux du XVIe siècle, c’est une haine profonde et peu raisonnée du nom chrétien. Il a certainement compliqué la tâche des missionnaires contemporains, qui rencontrent une prévention irrémédiable dans les esprits les plus éclairés. Le seul rôle auquel ils puissent donc aspirer est de servir de guides de conscience à quelques fidèles épars, et d’enseigner le catéchisme à quelques enfans dont l’éducation leur est confiée. Ils attendent sans se lasser que des édits de tolérance et l’ouverture du pays leur permettent de répandre la parole sacrée. L’Angleterre et surtout l’Amérique envoient, à grands frais, des ministres qui s’installent avec leur famille, réussissent en général à se pourvoir d’un emploi du gouvernement, et se gardent bien de le compromettre par un zèle intempestif; on se demande dans quel dessein les sociétés qui les entretiennent s’imposent cette inutile dépense. Le clergé grec est représenté pour la forme. Les missions étrangères ont une petite troupe compacte, dévouée, prête à tous les sacrifices, et impatiente de se consacrer à l’œuvre de la propagande, digne en un mot, à tous les égards, du respect dont elle est entourée; mais ses efforts se brisent en premier lieu contre les lois, ensuite contre les idées invétérées et l’antagonisme moderne de la nation.

C’est en effet un curieux spectacle que le mouvement d’esprits