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que nous ayons à traverser une de ces régions où vivent les bêtes féroces, que nous passions près d’un antre où reposerait un lion, et que l’un de nos guides nous dit : Ne parlez pas, ne faites pas de bruit afin qu’il ne se réveille pas. Si l’un de nous se mettait à chanter, je crois que tous nous serions d’accord pour lui fermer la bouche… Je fais une autre supposition : si, malgré toute la prudence et les précautions possibles, le lion se réveille et s’élance sur nous, alors, si nous sommes des hommes, il faut le combattre ! » Voilà pour la prudence ; mais le trait hardi et habile, c’était justement de profiter de cette occasion d’une concession faite au péril pour rompre avec ceux qui auraient voulu pousser la réaction plus loin, pour maintenir plus que jamais l’honneur de la politique piémontaise et l’inviolabilité des institutions par le rapprochement des partis libéraux accompli en plein combat parlementaire. Là est l’œuvre de Cavour.

C’était une sorte de drame parlementaire engagé par le colonel Menabrea, qui ne cachait pas ses alarmes de conservateur et son désir de voir le gouvernement pousser plus loin le système de répression de la presse. De son côté Rattazzi intervenait, promettant son appui au ministère, s’il devait s’en tenir à la loi qu’il croyait pour le moment nécessaire et s’il restait libéral. C’est alors que Cavour entrait dans la discussion, défendant la loi, exposant toute la politique du gouvernement avec un mélange de sûreté et d’adresse, acceptant les offres de concours du chef du centre gauche et considérant dès ce moment le discours du colonel Menabrea comme une rupture. Aussitôt la lutte s’animait, toutes les passions se jetaient dans la mêlée. Les pacificateurs s’efforçaient d’atténuer la vivacité du combat. Évidemment on ne s’attendait pas à cette péripétie, à ce divorce signifié à la droite et suivi d’un nouveau mariage, d’un connubio, comme l’appelait M. de Revel en invoquant les souvenirs de 1848 contre l’alliance nouvelle. Plus surpris que tout le monde de l’éclat qu’il avait provoqué, le colonel Menabrea disait avec une certaine tristesse : « M. le ministre des finances veut faire voile vers de nouveaux bords parlementaires, aborder à d’autres rivages. Il en est bien le maître, mais je ne le suivrai pas… » Et Cavour répliquait à son tour : « Il n’est pas vrai que le ministère ait tourné sa proue vers d’autres rivages. Il n’a fait aucune manœuvre de cette espèce ; mais il veut marcher dans la direction de la proue, non dans celle de la poupe. » Plus on s’expliquait, plus la scission s’aggravait, et cette loi de la presse, assez insignifiante après tout, se trouvait être par le fait l’occasion ou le prétexte d’une évolution décisive savamment préparée, résolument conduite sur le champ de bataille parlementaire. La manœuvre était