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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/458

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II.

M. Bancroft, après s’être attardé en Allemagne, rend visite aux cours du nord, et particulièrement à celle de la grande Catherine. Il est probable qu’il laisse derrière lui ses idées sur la liberté religieuse et politique, sur les avantages du protestantisme et sur la race germanique : tout ce bagage ne ferait que l’embarrasser auprès de cette princesse. Il lui rend d’ailleurs le même tribut d’éloges qu’à Frédéric et il use en cela des droits de l’historien, que l’habileté, la force et le génie séduisent toujours. L’attitude de Catherine a été irréprochable à l’égard des Américains, car elle a refusé son appui à la politique anglaise. Cependant, puisqu’on cherchait à discerner dans chaque peuple les causes permanentes de sympathie qui devaient régler ses rapports avec l’Amérique, il eût été bon de montrer ici, comme on faisait en France ou en Espagne, que la sympathie reposait non pas sur la conformité des principes, mais tout au plus sur la coïncidence des intérêts. M. Bancroft n’a pas cru devoir insister sur la différence des institutions, tant il se montre jaloux de ranger une si grande reine parmi les amis des Américains. C’est une maxime de sagesse pratique de ne point juger trop sévèrement ceux dont on peut avoir besoin, et l’historien-philosophe, en ressuscitant l’Europe de 1778, écrit visiblement sous l’influence des faits contemporains. Il est peu de ses compatriotes, à cette époque, qui missent à très haut prix l’alliance ou la connivence de la Moscovie, sortant à peine de ses glaces ; mais aujourd’hui il n’en est plus de même : la Russie et l’Amérique ont beaucoup d’intérêts communs, mêmes ennemis, mêmes ambitions, mêmes difficultés à vaincre, au moins pour l’étendue des territoires. De plus, depuis que les États-Unis ont acheté à beaux deniers l’Amérique russe, les deux nations peuvent s’étendre à l’aise, chacune dans son hémisphère, sans trouver l’autre sur son chemin : autant de causes de rapprochement entre deux puissances dont les origines et les maximes offrent un si parfait contraste. La politique forme ainsi d’étranges amitiés, mais elle abuserait de ses droits, si elle défigurait l’histoire pour témoigner à de nouveaux alliés une sorte de tendresse rétrospective. On peut rechercher l’alliance de la Russie et pourtant condamner en principe le partage de la Pologne ; or M. Bancroft, qui se donne carrière sur la politique européenne, ne touche pas un seul instant ce point délicat, qui l’obligerait à exprimer quelques réserves sur les nobles sentimens d’un Frédéric ou d’une Catherine. On ne peut donc pas dire que le portrait qu’il trace des deux cours soit faux, mais il est incomplet.

Il ressort du récit que Catherine resta très indifférente au sort