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le compte des particuliers ; mais l’existence ainsi partagée entre les nécessités de la vie et un service militaire qui n’était plus que routine ne pouvait convenir à une nature comme la sienne ; il se fit renvoyer à Washington.

Quelles étaient ses intentions en se rendant au siège du gouvernement ? Il ne le dit pas. Voulait-il déjà quitter l’armée ? C’est probable. Il se maria. Sa promotion au grade de capitaine coïncida avec son mariage, et il fut successivement employé à Saint-Louis et à la Nouvelle-Orléans ; mais, deux ans après, nous le voyons demander un congé indéfini, et alors il repart pour San-Francisco comme associé à l’une des principales maisons de banque. Six ans s’étaient écoulés depuis le jour où le jeune lieutenant d’artillerie avait attaché son cheval à une des masures du village de Yerba-Buena, et San-Francisco était déjà grande ville ; les banques et les établissemens de tout genre y pullulaient.

Au moment d’y arriver, Sherman faillit être victime de graves accidens. Le paquebot qui le portait, trompé par la brume, fit naufrage. C’était pendant la nuit ; la surprise mit quelque confusion à bord ; les passagers, ne sachant pas si le navire pourrait résister aux secousses qu’il recevait, voulurent se jeter dans les embarcations. Au premier qui essaya de forcer la consigne, le capitaine dit tout bas, mais résolument : « Si vous touchez à cela, je vous fais sauter la cervelle. » Sherman l’entendit, et, dans un pareil moment, ce langage un peu raide lui causa la plus vive satisfaction. En effet, le navire était perdu, mais, grâce à l’ordre maintenu, tout le monde, après une nuit d’angoisses, fut mis à terre en sûreté. Sherman, resté un des derniers, débarqua à son tour, rejoignit sur la plage les passagers trempés et grelottans, puis s’offrit pour aller à la découverte, en quête de secours. Des traces de chevaux le conduisirent à une crique où il trouva une goélette qui, le brouillard levé, partait pour San-Francisco, chargée de bois. Sauter à bord fut l’affaire d’un instant ; mais un malheur n’arrive jamais seul. En donnant dans la passe des Heads, la goélette, prise en sens contraire par un grain et le jusant, chavira. Sherman se sauva à la nage, fut recueilli par une barque et déposé par elle au pied du fort de la Pointe, qui défend l’entrée de la baie. Tout ruisselant d’eau, mais sans plus s’en inquiéter, il envoya sa carte à l’officier qui y commandait et gagna San-Francisco. « Deux naufrages le même jour étaient, dit-il, de mauvais augure pour le début d’une nouvelle et pacifique carrière. »

C’était en effet une carrière toute nouvelle pour lui que celle de gérant d’une maison de banque ; cependant une année n’était pas écoulée, qu’il y faisait preuve de cette sagacité qui a marqué tous les actes de sa vie. À cette époque, la fièvre de la spéculation avait