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par le feu des tirailleurs ennemis embusqués derrière les arbres. Il demandait à Sherman de l’aider à sortir de ce guêpier le plus vite possible…

Celui-ci n’était pas homme à laisser un ami dans l’embarras, ni à confier à d’autres le soin de l’en tirer. Sans calculer à quelles forces il aura affaire, il fait réveiller quelques bataillons, les empile sur le seul bateau à vapeur qu’il ait sous la main et dans des chalands, et le voilà parti. La nuit est obscure ; le bateau à vapeur remonte le bayou en dépit des obstacles, des arbres, des branches qui abattent ses cheminées et rasent son pont. Bientôt cependant il ne peut plus avancer ; on débarque, et la marche continue par terre à travers des fourrés de roseaux où l’on s’éclaire avec des chandelles, à travers des marécages où l’on a de l’eau jusqu’à la poitrine, où les petits tambours portent leurs caisses sur leurs têtes, et les soldats leurs cartouches au cou. Les soldats, dit Sherman, étaient enchantés de voir leur général à pied comme eux, mais « nous leur donnâmes un bon spécimen de ce qui s’appelle marcher, car nous avions fait 28 kilomètres avant midi. » Un premier combat s’engage, et on culbute un détachement confédéré, accompagné de bandes de nègres armés de haches, qui abattaient les arbres du bayou en arrière de la flottille de Porter, afin d’obstruer son retour et de la retenir prisonnière ; puis la marche est reprise et accélérée par le bruit répété du canon. Les soldats attrapent un cheval échappé de quelque plantation, sur lequel Sherman, couvert de boue, monte à poil, et c’est dans cet équipage qu’après avoir chassé les forces qui canonnaient et fusillaient la flottille fédérale, il paraît devant elle, salué comme un sauveur, par une immense acclamation. Porter sort d’un abri qu’il s’était fait sur le pont avec une section de cheminée, et on peut deviner si l’entrevue des deux amis fut cordiale, et quels sentimens de dévoûment tous portaient au chef audacieux sur qui chacun pouvait compter à l’heure du péril.

Cette dernière aventure prouvait surabondamment que l’attaque de Vicksburg par les bayous était impossible. Alors Grant prend son parti. Par un mouvement hardi, comprenant deux passages du Mississipi, il s’établit entre l’armée de secours du général Johnston, qu’il bat, et la place, qu’un siège de six semaines lui livre avec toute sa garnison. La prise de Vicksburg terminait la plus importante entreprise de la guerre civile. Le cours entier du Mississipi était aux mains des fédéraux, et le grand fleuve allait, suivant l’expression de M. Lincoln, couler, sans être taquiné, de sa source à la mer.

Après cet événement, un changement notable se fait dans l’esprit et dans les idées de Sherman. Jusqu’ici il a été le plus intelligent, le plus clairvoyant, le plus résolu et le plus subordonné des lieutenans, mais voilà tout. Ayant la politique en horreur, il s’est