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avait mis des manteaux bleus et s’était fait passer pour des yankees, les nègres alors leur avaient montré de la sympathie, et avaient été, lui entre autres, terriblement battus ! » Être libre, avoir des protecteurs qui l’empêcheraient d’être battu ! Quel rêve réalisé ! C’était toute l’institution esclavagiste qui s’écroulait.

Cependant Sherman arrive à la mer. Il se présente devant Savannah, la capitale commerciale et maritime de la Géorgie. Avant de l’investir, il veut communiquer avec la flotte fédérale qui la bloque, et donner de ses nouvelles. Impatient surtout de savoir ce qui s’est passé depuis un mois qu’il est séparé du monde, il s’avance lui-même avec ses officiers sur la rive d’un bras de mer appelé Ossabaw-Sound. Ce bras de mer est barré par un fort confédéré avec lequel on échange des coups de canon. Le bruit de la canonnade attire l’attention des croiseurs, et vers le soir Sherman aperçoit à l’horizon une fumée, puis un navire. Du haut d’un moulin, il lui adresse un signal : « Qui êtes-vous ? répond le navire ; — Sherman. — Le fort est-il pris ? — Non, mais il va l’être. » En effet, il est enlevé d’assaut à ce moment même par un brillant coup de main. Sherman assiste de loin à l’assaut, en proie à une vive émotion. Il répète involontairement le mot du vieux nègre : li nègre li pas dormir di nuit. La nuit était venue en effet, et Sherman se jette dans une barque dont de jeunes officiers sont les rameurs. Il se rend d’abord au fort qui vient d’être si bien emporté ; le calme le plus profond y règne. Les vainqueurs, étendus au clair de lune, dorment déjà pêle-mêle avec ceux qui ne se réveilleront plus. Une sentinelle le prévient seulement qu’il y a des torpilles, et en effet une éclate sous ses yeux et met en pièces un soldat qui cherchait le cadavre d’un camarade. Puis il va à bord du croiseur, et là il apprend que l’on n’a pas reçu d’autres nouvelles de son armée que celles qui ont été données par les journaux rebelles. On l’avait considérée comme perdue ; aussi se hâte-t-il d’expédier des dépêches à Grant et au gouvernement.

Cela fait, il revient à son quartier-général. Durant sa courte absence, les habitans et la garnison de Savannah ont envisagé la réalité de leur situation. La garnison s’échappe, la ville se rend, et les soldats de Sherman y font leur entrée, terminant ainsi et brillamment une des marches les plus hardies des guerres modernes. Pendant cette longue excursion en pays ennemi, les pertes en tués, blessés, disparus, se bornent au chiffre presque ridicule de 764 hommes sur 60,000 ; tant il est vrai qu’à la guerre les plus grands résultats s’obtiennent quelquefois au prix d’un faible sacrifice. Il suffit pour cela d’avoir des chefs qui sachent frapper juste et à l’heure précise, sans hésitation, ni retard : ils sont terriblement