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prince de Bismarck jugeait utile de répondre aux objurgations de M. Cernuschi, il est vraisemblable qu’il lui répondrait à peu près en ces termes : Vous êtes, mon cher monsieur, dans la vérité en me faisant observer que nous ne pouvons évacuer qu’à perte nos 200 millions de thalers en argent[1] ; mais, si j’avais le malheur de me laisser séduire par votre éloquence, ce serait bien pis. Quelque puissant que je puisse être, je ne puis rien à cette baisse de l’argent, si ce n’est de la subir, sauf à m’appliquer à ne pas accroître le dommage qui nous échoit. Or, si je vous écoutais, dans peu d’années ce ne seraient pas 200 millions de thalers que nous aurions, ce serait le triple, et cette masse exorbitante subirait en proportion le même dommage que nos 200 d’aujourd’hui, sinon un plus fort. Ce serait donc pour le moins un sacrifice triple. Nous nous trouverions avoir imité ce personnage d’un proverbe français, qui se jette dans l’eau de peur de se mouiller.

Pour rallier à lui les adversaires du double étalon, M. Cernuschi présente une théorie de la richesse qui est loin d’être juste. A ses yeux, la baisse de l’argent, qui est imminente, qui est déjà prononcée, serait une atteinte à la richesse générale du monde. Quand même cela serait, il n’y aurait qu’à se soumettre, car les moyens d’y échapper que l’on propose seraient sans effet ; mais l’assertion de M. Cernuschi n’a pas de fondement. Une baisse dans la valeur d’une marchandise importante, et l’argent mérite d’être qualifié ainsi, du moment qu’elle résulte d’une production plus abondante et plus intelligente, n’est pas une perte pour la société. Le fait qui se présente aujourd’hui d’une forte baisse dans la valeur de l’argent se manifesta avec plus d’énergie encore, peu après la découverte de l’Amérique, et personne jusqu’ici n’a dit que ce fût un mal ; ce n’en est pas un davantage aujourd’hui.

Pour une nation, la richesse est cette manière d’être où la société est en possession régulière et constante des objets divers qui répondent à la satisfaction des besoins de ses membres, non-seulement des besoins de première nécessité, mais aussi de ceux que les progrès de la civilisation provoquent successivement. Une nation devient plus riche lorsqu’elle possède en plus grande quantité la grande diversité de ces objets, moins riche lorsqu’elle en a moins. La France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Europe en général, sont plus riches aujourd’hui, ou si l’on veut, moins pauvres qu’il y a cent ans, parce qu’elles ont plus de denrées, et des denrées meilleures pour s’alimenter, plus de tissus et des tissus meilleurs pour se vêtir, plus de combustible pour se chauffer, plus de maisons, et de

  1. Nous reproduisons ici cette évaluation à 200 millions de thalers (750 millions de francs), la monnaie d’argent de l’Allemagne, parce que c’est le chiffre mis en avant par les défenseurs du double étalon ; mais il paraît que c’est le double de la réalité.