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le duc de Newcastle, étranger aux questions de stratégie et d’art militaire. Le général Tylden, commandant des ingénieurs militaires, lui écrivait fréquemment de Varna pour le tenir au courant des opérations. Celui-ci non plus n’avait aucun enthousiasme pour l’expédition projetée. Il s’effrayait surtout des difficultés du débarquement à opérer en face d’un ennemi peut-être supérieur en nombre, sur une côte plate d’où la flotte serait chassée par le moindre coup de vent. « Je pense, écrivait-il en juillet sitôt l’affaire décidée, qu’il est bien tard pour commencer le siège de Sébastopol, même si les généraux en chef sont assez fous pour l’entreprendre. » Peut-être le vieux courtisan Burgoyne s’était-il donné garde de manifester son opinion, voyant que le public, aussi bien que le ministère, penchaient pour tenter l’aventure. Toujours est-il qu’au commencement d’août, comme les troupes allaient s’embarquer, le duc de Newcastle lui demanda d’aller rejoindre lord Raglan. Il accepta sans hésitation. Il arrivait à Varna avant que la flotte alliée eût mis à la voile.

Franchement, s’il eût dit ce qu’il en pensait, il eût inquiété bien des gens qui avaient au contraire besoin d’être rassurés. Ainsi il écrit à sa femme aussitôt débarqué : «J’imagine que les généraux en chef prennent la responsabilité entière de ce grand projet ; s’ils ont consulté Brown et Canrobert, ce n’est que sur les détails. Il n’y avait pas à compter que j’eusse à donner mon avis arrivant si tard et ayant plutôt la réputation d’un ingénieur que toute autre; je me réjouis qu’il en soit ainsi, car j’avoue ne pas comprendre sur quel raisonnement on s’est basé. Ce n’est pas le moment de décourager personne, aussi n’ai-je communiqué à personne l’opinion que je puis vous dire confidentiellement à distance. C’est l’entreprise la plus désespérée que l’on ait jamais conçue. » Et puis que d’objections il entasse dans cette correspondance, et qu’il aurait mieux fait, étant si convaincu, de dire tout haut à ceux qui avaient la responsabilité! Pour débarquer en pays ennemi, il faut beaucoup de temps, ou bien l’on commencera la campagne avec des approvisionnemens incomplets. Les communications entre l’armée et la flotte seront incertaines, les mauvais temps du mois de septembre peuvent les interrompre. On n’aura plus alors ni base d’opérations, ni ligne de retraite. On va s’attaquer, avec des forces médiocres, à l’une des forteresses d’un vaste empire, défendue par une armée nombreuse, pourvue de toutes les ressources militaires que fournit une grande nation. Bref, ce serait un bonheur si le mauvais temps forçait d’ajourner à la saison suivante.

Trois jours après, il dîne avec les généraux français. Le maréchal Saint-Arnaud convient qu’il y a des difficultés, beaucoup de difficultés, mais il faut bien faire quelque chose. Au fond Saint-Arnaud