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LA MADONE DE L'AVENIR.

roles involontaires, car un individu que l’obscurité m’avait empêché d’apercevoir se leva sur les marches de la loggia et s’adressa à moi en très bon anglais. C’était un petit homme maigre, vêtu d’une sorte de tunique de velours noir (autant que je pus en juger) et coiffé d’une barrette moyen âge, d’où s’échappait une masse de cheveux rouges. Il me pria d’un ton insinuant de lui communiquer « mes impressions. » Je lui trouvai un air à la fois bizarre et pittoresque. On aurait été tenté de le prendre pour le génie de l’hospitalité esthétique, si en général ce génie-là n’accueillait les voyageurs sous la forme d’un guide dont la mise et l’allure sont celles d’un pauvre honteux. Cependant la brillante tirade que me valut mon silence embarrassé rendait l’hypothèse assez plausible.

— Je connais Florence depuis bien longtemps, monsieur, me dit mon interpellateur ; mais jamais je ne l’ai vue plus belle, plus vivante que ce soir. C’est que pour moi les fantômes des morts illustres viennent animer les rues désertes. Le présent est endormi ; le passé seul plane sur nous comme un rêve rendu visible. Figurezvous les vieux Florentins arrivant en couples pour juger la dernière œuvre de Michel-Ange ou de Benvenuto ! Quelle précieuse leçon, si l’on pouvait entendre leurs paroles ! Le plus modeste bourgeois d’entre eux, avec son bonnet de velours et sa longue robe, avait du goût. L’art régnait alors, monsieur. Le soleil brillait de tout son éclat, et ses larges rayons dissipaient les ténèbres ; nous, nous ne voyons qu’une supériorité dont le poids nous écrase. Le soleil a cessé de resplendir ; mais je m’imagine,… vous allez rire de moi…, je m’imagine que la clarté perdue nous illumine ce soir. Non, jamais le David ne m’a semblé plus grandiose, le Persée plus beau ! Cette atmosphère argentée par les rayons de la lune m’arrive imprégnée des secrets des maîtres, promettant de les révéler à quiconque se prosternera ici dans une pieuse contemplation ! — Mon intéressant rapsode remarqua sans doute mon air intrigué. Il rougit et se tut ; mais il ajouta bientôt avec un sourire attristé : — Vous auriez tort de me prendre pour un charlatan ou pour un fou ; il n’est pas dans mes habitudes de m’embusquer sur la piazza afin de saisir au passage les innocents touristes. Ce soir, je l’avoue, je suis sous le charme, et d’ailleurs, je ne sais trop pourquoi, j’ai cru avoir affaire à un artiste.

— Je n’ose revendiquer ce titre dans le sens que vous donnez au mot, répliquai-je, et je le regrette. Vous n’avez pourtant aucune excuse à m’adresser, car moi aussi je suis sous le charme, et vos éloquentes réflexions sont loin de l’avoir rompu.

— Si vous n’êtes pas artiste, vous méritez de l’être, répondit-il en s’inclinant. Un jeune homme qui arrive à Florence au milieu de la nuit, — je vous ai vu débarquer, — et qui s’empresse de quit-