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LA MADONE DE L’AVENIR.

Il rougit et poussa un profond soupir.

— Je parle rarement de mon tableau, dit-il après un moment de silence. Les réclames avant la lettre dont abusent les artistes modernes me font horreur. Le silence, l’isolement, le mystère même, sont indispensables, si l’on veut créer une œuvre digne de vivre. Et puis, le monde est si cruel, si frivole, si peu capable de comprendre que l’on puisse songer, de nos jours, à peindre une madone ! Je ne sais ce qui m’a poussé à me confier à vous. En tout cas, vous auriez tort de rire de moi, ajouta-t-il en posant la main sur mon bras ; quel que soit mon talent, je possède au moins le mérite de la sincérité. Il n’y a rien de risible dans une noble ambition ni dans une vie consacrée au culte du beau !

En effet, il s’exprimait avec un tel accent de sincérité qu’il y aurait eu de l’impertinence de ma part à le questionner davantage. Cependant les occasions de l’interroger ne me manquèrent pas, car à la suite de cet entretien nous passâmes bien des heures ensemble. Presque tous les jours, pendant une quinzaine, nous nous donnâmes rendez-vous pour visiter les trésors, de Florence. Il connaissait si bien la ville, son histoire, ses rues, ses églises, ses galeries, que je trouvai en lui un guide incomparable. Il parlait de Florence avec l’enthousiasme d’un amoureux ; il m’avoua qu’elle l’avait captivé à première vue.

— Il est de mode chez nos écrivains, me dit-il, de donner à toutes les cités le genre féminin. C’est là une monstrueuse erreur. Florence est-elle du même sexe que Chicago ? Non ! Elle seule mérite de passer pour une femme ; elle seule inspire à un jeune novice qui sort du collège le genre d’admiration qu’il ressent pour une belle dame plus âgée, que bien d’autres ont adorée avant lui.

Cette passion platonique semblait lui tenir lieu de toute attache sociale ; il paraissait mener une existence solitaire et ne se soucier que de son travail. Je fus flatté de voir qu’il avait pris en amitié un personnage aussi frivole que moi et qu’il me sacrifiait généreusement bien des heures précieuses. Nous consacrions la plupart de ces heures à l’étude des vieux maîtres dont les tableaux enrichissent les galeries de Florence, nous arrêtant sans cesse avec une admiration sympathique devant ces premières floraisons de l’art pour nous demander si elles n’avaient pas une fraîcheur que l’on cherche en vain dans les œuvres plus savantes qui leur ont succédé.

Bref, rien de ce qui valait la peine d’être vu ne nous échappa. Nous parcourûmes mainte église obscure, maint quartier inconnu des touristes, maint palais désert, à la recherche d’un vestige de fresque, d’une ciselure ébauchée. Je fus de plus en plus ému par la prodigieuse facilité avec laquelle mon compagnon évitait de s’écarter de son idée fixe. Pour lui tout devenait un prétexte