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infailliblement périrait. Quel qu’ait été l’homme primitif, il différait certes de l’enfant puisqu’il a survécu. Il eut à lutter contre des obstacles inouïs : de gigantesques animaux lui disputaient l’empire ; il dut fabriquer des armes, tailler des silex, user de force et de ruse, observer, calculer, prévoir, et cela dès les premiers jours de son apparition sur la terre. On ne saurait comprendre qu’il eût été capable de tels efforts sans une conscience déjà très claire et très énergique de sa personnalité. Or la personnalité n’existe qu’à la condition de s’opposer à ce qui n’est pas elle ; se connaître comme une personne, c’est affirmer qu’on est autre que les objets et les êtres extérieurs ; c’est les poser en face de soi, les déclarer étrangers à soi. Si pour nous les autres hommes sont des personnes, c’est que, par induction, nous découvrons en eux les marques d’une activité intelligente et libre, sœur de la nôtre, et cette parenté, c’est le langage qui la révèle. Quant aux êtres qui n’emploient ni n’entendent aucun langage humain, nous n’hésitons pas plus à leur refuser le caractère de la personnalité qu’à nous l’attribuer à nous-mêmes : les deux jugemens sont corrélatifs l’un de l’autre. Si donc l’homme primitif eut nécessairement conscience de sa personnalité, il connut du même coup, et d’une évidence également nécessaire, l’impersonnalité non-seulement des objets inanimés, mais des plantes et des animaux. Il comprit immédiatement son incomparable dignité, et, loin de se confondre avec les choses, il en commença la conquête, les plia l’une après l’autre à son usage, et lentement imprima sur la face de la nature le sceau de sa souveraine domination.

Il nous semble donc contradictoire avec les conditions d’existence des premiers hommes que le culte des animaux, des plantes, des fleurs, des astres, ait été vraiment primitif. L’homme dut, à l’origine, rapporter tout à lui ; il avait trop à faire, il avait trop rude guerre à mener contre les êtres hostiles qui de toutes parts l’assiégeaient, pour s’alanguir dans la mysticité du panthéisme et curieusement écouter autour de lui les palpitations de l’âme universelle. Il estima les êtres et les choses à raison du mal ou du bien qu’ils lui faisaient. La férocité du tigre, son agilité prodigieuse à fondre sur sa victime, sa force, supérieure à celle de l’éléphant, le désignaient entre tous aux honneurs divins. On comprend aussi que le serpent se soit fait une large place dans le culte épouvanté des premiers hommes. Il se meut rapidement sans organes moteurs apparens, on dirait parfois qu’un ressort invisible le projette en avant comme une flèche, il enlace sa proie, l’étouffé, l’écrase en un clin d’œil, sa dent, quand elle est venimeuse, perce à peine la peau et donne une mort infaillible, il renouvelle au printemps son enveloppe et semble jouir du privilège du rajeunissement et de l’immortalité ; il est mystérieux, furtif, inévitable : en voilà plus qu’il n’en faut