Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/676

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

yeux voient, que les oreilles entendent, dont troupeaux et pasteurs ont souvent senti les morsures ? Voilà comment peu à peu le loup s’est substitué au grand chef oublié ; c’est lui qui est l’ancêtre de la tribu, c’est lui qu’on vénère comme tel, sa vie est sacrée ; s’il est tué par hasard, on lui en demande pardon, on fait pour l’apaiser des prières et des offrandes, on lui immole son meurtrier. Le loup est le totem, le dieu de la tribu.

Par là s’expliquent à la fois et la diversité presque infinie des dieux chez une même race, et l’universalité de certains cultes chez les races les plus différentes. On sait que dans l’ancienne Égypte le même animal, dont la vie était ici regardée comme inviolable, ailleurs était mis à mort sans le moindre scrupule : n’est-ce pas qu’antérieurement aux âges historiques chacune des tribus dont se forma le peuple égyptien avait son totem particulier qui devint plus tard une divinité locale ? Et, si l’adoration du serpent se retrouve sous presque toutes les latitudes, n’est-ce pas que, sans parler de la crainte qui fut pour beaucoup dans la naissance et le développement d’un pareil culte, la rapidité silencieuse avec laquelle cet animal fond sur sa victime sans défense fut une des qualités les plus appréciées des guerriers primitifs qui tinrent à honneur de lui devoir leur surnom ?

La même théorie vaut pour tous les totems en général, qu’il s’agisse d’animaux ou de plantes ou même d’objets inanimés. Le culte des astres, selon M. Spencer, n’a pas d’autre origine. De tout temps, les poètes ont prodigué à leurs maîtresses les noms de soleil et d’aurore. Shakspeare dit en parlant de Henri VIII et de François Ier : « Ces deux soleils de gloire, ces deux lumières des hommes, » et dans Peines d’amour perdues il appelle une princesse « une lune gracieuse. » Toutes ces associations d’idées furent primitivement beaucoup plus spontanées, énergiques, et par la pauvreté du langage le sens métaphorique s’effaça promptement. Qu’on se figure, au milieu des angoisses de la tribu en guerre avec ses voisins, le retour du chef vainqueur ; pour toutes ces âmes courbées sous l’épouvante, sa face radieuse n’est-elle pas vraiment le soleil qui dissipe les nuages ? Lui-même, il est le soleil, il n’a plus d’autre nom ; ses descendans seront les fils du soleil, et, croyant honorer leur aïeul, inonderont de sang humain les autels de l’astre du jour dans le grand temple de Mexico. Ces vues de M. Spencer semblent confirmées par certains témoignages des voyageurs. Ainsi, selon Spix et Martius, les Abipones pensent descendre des Pléiades, et quand, à certaines époques de l’année, cette constellation disparaît du ciel de l’Amérique du Sud, ils croient que leur grand-père est malade et ils craignent qu’il ne meure ; mais, aussitôt que ces sept étoiles reparaissent au mois de mai, ils reçoivent leur grand-père